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“Le Diable s'habille en Pachamama”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La montée aux Enfers ».
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Bien conscients de nous être aliéné la Pachamama au précédent épisode, nous n'avons d'autre choix que de l'amadouer par tous les moyens, à commencer par lui rendre une visite de courtoisie... Nous quittons donc Antofagasta de la Sierra par la première piste, au petit bonheur la chance...
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A priori, les cimetières ne sont pas les endroits les plus indiqués, encore que la Pachamama marche résolument sur les plates-bandes du christianisme en ces parages reculés de la Puna où souffle un fort vent d'indigénisme... La Sierra de Calalaste, à l'horizon, ne serait-elle pas son Walhalla ?
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Alors que nous atteignons le modeste village de Los Nacimientos, la récréation bat son plein sur la placette centrale. La Pachamama n'est pas inscrite aux programmes, nous ne glanons aucune information fiable.
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Nous rebroussons chemin et rembrayons aussitôt plein nord, optant pour un contournement de la Sierra de Calalaste plutôt que pour un franchissement aventureux. La piste est impeccablement damée, les alentours non moins parfaitement desséchés. La Puna, à perte de vue.
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Alors que nous approchons de la Laguna Caro, qui jette un emplâtre d'eau saumâtre sur la caillasse, la famille Vigogne s'égaille prestement, abandonnant le précieux échantillon de savoureux coirones qu'elle dégustait. Papa Vigogne surveille les arrières.
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Assoiffé par cette cavalcade, le petit tekis se remet de ses émotions d'une bonne rasade de biberon. Du reste, les gracieuses créatures ne sont pas si farouches ; une modique distance de sécurité leur suffit pour se garder de nous...
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Et l'on s'observe. Absolument imperturbable, l'être sublime nous fixe de ses grandes pupilles sombres –seul son museau émet de petits signaux dubitatifs. Calme absolu. Aucun bruit. Pas de vent. « Vous n'auriez pas croisé la Pachamama, des fois ? »
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La question de trop. Aussitôt, c'est la débandade. Sans précipitation, mais avec cette discrétion qui augure d'une lourde omertà. D'un battement de ses longs sourcils de jais, l'altière demoiselle nous signifie son impuissance et – j'en suis sûr – son profond regret.
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Soit. On ne prononce pas le nom de la terrible Déesse Mère sans provoquer tantôt stupeur, tantôt terreur. Le silence, pesant, est retombé – nous nous échinons à déceler un bruissement, si infime soit-il – mais seul le vide heurte nos tympans.
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Le ronronnement de notre moteur nous rassérène. Le ciel égrène ses nuages comme des signaux de fumée – un semblant de présence. L'instant d'après, nous abordons le pourtour d'une vaste cuvette dont le fond, anormalement plan, semble comme inconsistant.
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Descendons voir. L'élément inconnu possède des reflets violacés qui évoquent le bortsch ; une noirâtre boulette de roche paraît flotter à la surface... Est-ce là l'écuelle de l'Ogresse ? Il va falloir nous payer cher pour emprunter la piste qui se jette dans la gueule de la louve...
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Comme personne n'avance de pactole {les morts, ici, ont à peine de quoi se payer des fleurs en plastique}, nous n'avons donc aucune raison de nous aventurer. Prudemment – veulement, entends-je murmurer – nous contournerons donc l'obstacle.
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L'endroit, qu'on se rassure, n'a bien sûr rien d'une soupière ; mais qu'on ne baisse pas la garde trop vite pour autant : cette saline roussâtre a pour nom Salar del Hombre Muerto – autrement dit : de l'Homme Mort. La déviation n'est peut-être pas fortuite... Seule une vigogne se risque nonchalamment sur le sel boueux.
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Ayant atteint l'autre rive de ce sinistre mausolée salin, nous accostons à la Province de Salta, guère plus amène. Et flûte !– notre remorque souffre une soudaine avarie pneumatique ; il faut donc abandonner là le précieux chargement de suppositoires atomiques qui nous prémunissait contre toute attaque de la Pachamama...
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Qu'importe. Nous persévérons dans notre traque de l'invisible Gorgone... Et voici le Salar de Pocitos, moins bortsch que soupe au lait. La Sierra de Calalaste, que nous ne lâchons pas, ressemble à un champ de cannelés –la Puna est une source intarissable de mirages gastronomiques.
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Brusquement, un escadron de trucs en plume déboule sans crier gare, et slalome frénétiquement parmi les massifs de tola, retenant brièvement sa course affolée le temps d'un « soleil » – puis un-deux-trois ils détalent derechef !
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Sans hésitation, nous prenons en chasse la clique échevelée de choiques, qui s'engouffre dans la première quebrada. Sont-ce animaux ou robots ? N'est-ce pas une prise que l'on aperçoit aux tempes de cet individu, en guise d'oreille ? Et si c'était un piège, une embuscade tendue par la Pachamama ?...
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Nous abandonnons la course-poursuite. D'ailleurs, les redoutables fondeurs nous ont vite distancés, leurs pattes étant moins sensibles aux cailloux que nos pneus. Nous stoppons net au pied des Nevados de los Pastos Grandes {6102m}, imposants gardiens des frontières orientales de la Puna.
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Un traquenard ! Je le savais ! De derrière une butte surgit une poignée de sinistres brigands, masqués de pied en cape. Ils semblent hésiter. Peut-être simplement veulent-ils nous signifier que nous nous sommes égarés ? Docilement, nous retraitons.
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Retour au Salar de Pocitos, dont la surface tourne vinaigre. Quand donc allons-nous nous décider à affronter la Sierra de Calalaste, qui mure le Couchant depuis le début ? Qu'est-ce que la Pachamama peut bien y trafiquer, pour que le Soleil invariablement y retourne chaque soir ? Allons de l'avant, toujours plus au nord.
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Premier village depuis que nous avons quitté Antofagasta de la Sierra, 230 kilomètres plus tôt, Pocitos est un entassement de baraquements sordides, à la croisée de trois pistes poussiéreuses et d'une voie ferrée rouillée. Un carrefour minier où transitent le sel et le soufre. C'est surtout l'occasion d'obliquer plein Ouest – nous saisissons la balle au bond.
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Un dernier regard dernière nous, sur Pocitos, et nous nous attaquons au bien-nommé Campo de la Paciencia – de la patience il en faut, pour avaler sans broncher ces deux lignes droites de quinze kilomètres chacune, tracées au travers du salar, qui semblent faites pour prendre son élan et s'arracher à l'éreintante pesanteur de la Puna.
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De fait, force est de constater que nous avons fini par décoller, à en juger par les rudes rebonds qui parachèvent cette Voie Cuivrée et nous réceptionnent sans ménagement sur ce qui ressemble fort à la planète Mars – ou s'agit-il tout bonnement de la Pacha-Mamars ?
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Nous voici dans de beaux draps, lesquels ont été rejetés à la va-vite, rudement froissés, sur le rebord d'un lit diluvien – la Pachamama au saut de sa couche aux doigts de rose est-elle à prendre avec des pincettes ? Faire irruption dans son intimité pourrait nous être fort préjudiciable...
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Aussi avançons-nous prudemment dans cet univers déconcertant, où d'effroyables tsunamis de sang menacent à tout moment de déferler sur les plages de sel fin... Il ne fait pas bon se dorer la capsule sur cette station orbitale...
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Au moment de nous engager dans ce qui ressemble à s'y méprendre à un authentique coupe-gorge, un soupçon d'hésitation nous étreint – qui sait si ces crocs affûtés ne vont pas se refermer sur nous, et la Pachamama nous déglutir comme de vulgaires cacahouètes ? Allons ! Courage, que Diable !
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Quelle n'est pas notre stupeur lorsque nous tombons nez à nez avec cet Objet Raclant Non Identifié, piloté par un authentique Terrien !! Quelle est cette inconcevable diablerie ? Tractopelle ami ou ennemi ? Cyclope débonnaire ou Cerbère famélique ?
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L'apparition nous dépasse sans même nous prêter attention. Pauvre diable... Mais cessons nos évocations maléfiques – car après tout, ce pourrait bien être Lucifer qui, en guise de Pachamama, hante ces parages infernaux... Quand on parle du loup...
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Notre carte {nous ne partons jamais sans un atlas détaillé du système solaire} vient confirmer la terrifiante hypothèse : “Desierto del Diablo”, est-il écrit blanc sur rouge. Ainsi donc, nous voici faits comme des rats. Sous nos roues le sol craquelé crisse comme un tapis d'ossements... {j'en rajoute un peu}
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Tout autour de cette antichambre de l'Hadès s'élèvent les hauts remparts de feu, dont les flammes dansantes lèchent les cieux. Qui eut cru que la Pachamama jouât les Proserpine de la Puna, et fût en ménage avec Méphistophélès !? Nous n'en revenons pas {façon de parler, osé-je espérer}...
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Ayant traversé sans le secours de nul Charon l'ample Styx asséché, nous nous extirpons tant bien que mal de cet endroit maudit – mais sept virages, Siete Curvas, ne font pas chemin de croix, loin s'en faut – nulle rédemption à espérer ; tout juste un beau point de vue.
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Et les Enfers nous engloutissent inexorablement, un océan démonté de globules rouges sur lequel nous tenons fermement la barre, décidés plus que jamais à en découdre avec les forces du Mal –de l'altitude, cela s'entend : à 3800 mètres, d’insidieux maux de têtes déjà nous assaillent.
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Plus loin, les tons flamboyants s'estompent un peu, à la faveur d'un miséricordieux voile nuageux, mais la toponymie ne change guère de registre : après le Desierto del Diablo, voici le Salar du même nom. Est-ce là la salière des banquets cannibales qu'affectionnent les démons ?
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Pas un chat. Mais de vigogne, oui. Indifférent au pandémonium environnant, un chétif archange au pelage doré patine indolemment sur la surface pommadée de la fournaise – sans doute vient-il évaluer les capacités hôtelières des lieux, en vue du Jugement Dernier, qu'on attend pour la semaine prochaine.
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Certes, la place, ça n'est pas ce qui manque ; mais les infrastructures ? La piste n'est guère satisfaisante, et la voie ferrée n'est plus vraiment aux normes – et puis, amener les damnés par le Train des Nuages, ce serait trop d'hypocrisie, même pour Belzébuth.
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Bref, il y a fort à parier que l'Apocalypse soit encore reportée aux calendes grecques... Aurait-on tort de s'en réjouir ? Dans leur officine immaculée des Nevados de los Pastos Grandes, campée sur l'horizon, les bureaucrates du Paradis vont devoir faire des heures supp'...
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En ce qui nous concerne, nous nous échappons du Tartare par un col providentiel, l'Abra Navarro, qui franchit les Cumbres del Macón, ultime avatar de la Sierra de Calalaste. La même voie ferrée dévale précautionneusement le flanc occidental du massif, traçant un sillon discret dans les pans de sédiments rosacés.
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Le pied de la sierra est saveté par un petit salar malpropre, qui darde ses orbites chassieuses vers un ciel irréprochable – taraudés par notre quête, nous imaginons déjà qu'il s'agit du rostre buriné de la Pachamama, qui imprime le salin suaire.
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Approchant du bord d'un de ces bassins, nous constatons que la pupille ténébreuse qui nous lorgne est une profonde exsurgence. On s'attendrait presque à ce qu'une Pythie se tienne au-dessus du puits pour rendre les oracles de la Déesse andine dont nous recherchons les faveurs...
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Du reste, la similitude avec le culte delphique est indéniablement confortée par ces superbes propylées, du plus beau style classique, qui nous accueillent à l'entrée d'un grand champ de tola, lequel donne son nom au village de Tolar Grande. Le Volcan Aracar {6095m}, massif et solitaire, évoque en tout point un Olympe.
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Les premières masures de Tolar Grande, elles, ne sont guère moins en ruines qu'un sanctuaire hellénique... Un affreux doute nous saisit : trouverons-nous refuge ici pour la nuit ? Le jour a déjà enfilé sa tenue de soirée –mais le programme des festivités s'annonce plutôt soporifique...
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Nous errons parmi les voies ensablées de la gare de triage, qui n'a plus grand chose à trier. Le projet touristique du Tren a las Nubes ne monte pas jusqu'ici, et Tolar Grande ne connaît pas la même affluence que San Antonio de Los Cobres.
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Par le large hublot d'un wagon de transport d'automobiles, nous épions les Cumbres del Macón –pas dupes, celles-ci piquent un fard. Pudiquement, nous abaissons le regard et découvrons, derrière un amas de scories, une rangée de toitures flambantes neuves ; le village n'est donc pas totalement abandonné !
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Est-il habité pour autant ? La pimpante Plaza San Martín, avec sa débauche de lumignons {qui procurent moins d'ombre que des platanes}, offre un nombre de places assises qui laisse songeur... La Pachamama y réunit-elle des consistoires de fantômes ?
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C'est du côté de la drôle d'église en écailles de serpent albinos que, fait étrange, se produit enfin ce qu'il est convenu d'appeler un miracle : un androïde s'avance vers nous, talonné par un gros Defender ; nous ne sommes plus seuls !
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L'apparition se révèle constituée de chair et d'os {selon toute vraisemblance}, et pratique à la perfection le langage humain – nous lui sommes gré de nous ouvrir fort aimablement la porte du refuge municipal. Il s'avère même que ses congénères pourvoient au souper. Nous ressuscitons.
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Le lendemain. Alors que nous patrouillons au nord de Tolar Grande, nous débusquons un petit autel voué à cette satanée Pachamama – autour de l'apacheta, des millésimes récents attestent que la bête est passée là récemment, indubitablement. Ne la laissons pas nous échapper !
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Histoire de brouiller les pistes, nous offrons une poignée de feuilles de coca, pieusement déposées au creux de l'apacheta. Ce faisant, nous en mastiquons une quantité moindre {sans quoi l'on s'étoufferait}, pour lutter contre les effets pernicieux de l’altitude.
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Ces respectueuses dévotions faites, on repart de plus belle dans le sillage de la Gran Cocalera1. Nous traçons dans le lobe septentrional de l'immense Salar de Arizaro, que borde ici le Cerro Chibinar {4309m}.

1 Cocalero,a : cultivateur de coca ; c'est aussi le surnom d'Evo Morales.

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Chemin faisant, nous dépassons de curieuses cahutes bâties de pierres et d'adobe, greffées sur les anfractuosités d'une falaise – ces abris précaires témoignent des activités pastorales auxquelles s'adonne la plupart des autochtones. Leurs lamas raffolent des coirones...
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Justement, au bout d'une bonne heure de route, cahin-caha, nous déboulons au milieu d'un splendide coironal sang-et-or ; nous venons de passer la barre des 4300 mètres d'altitude et nos crânes migraineux semblent vouloir se muer en montgolfières.
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Ayant lâché un peu de lest, nous parvenons à nous poser sans encombres sur le rivage délétère de la Laguna Santa María. Ces sacs de sel feront un rempart idéal pour s'embusquer en attendant que la Pachamama daigne se pointer. N'est-ce pas son donjon inexpugnable qui se dresse là-bas, sur le glacis orangé ?
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Hélas, ce volcan, situé de l'autre côté de la frontière chilienne toute proche, a pour nom quechua “Incahuasi” – la Maison de l'Inca ; il ne peut donc qu'être voué au Soleil, ennemi juré de la tellurique Pachamama. Nous avons fait fausse route1.

1 A propos des cultes solaires ou telluriques, rappelons simplement que les nations précolombiennes du Noroeste argentin avaient {et ont toujours, malgré la christianisation} pour divinité principale la Pachamama, ou déesse de la Terre ; lors de l’invasion Inca, à la fin du XVème siècle, le culte solaire fut brutalement imposé aux peuples vaincus.

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Un peu dépités, nous noyons notre amertume dans un délicieux court-bouillon de mollusques saumâtres, que nous dévorons à même la lagune, en compagnie de charmants petits hommes roses. Hallucinations ? Malheur – je crois bien que nous sommes en train de nous “apuner1”...

1 Adaptation francophone du verbe apunarse, signifiant “être gagné par le mal de la Puna”, autrement dit le mal de l'altitude.

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La tête prise dans un étau et martelée sans relâche par le burin du manque d'oxygène, nous commençons à divaguer, croyant assister maintenant à un improbable ballet russe... Les graciles ballerines au tutu frangé de velours tournoient à un rythme obsédant, multipliant arabesques et pirouettes...
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Au paroxysme de la grâce, le Prince Charmant se dissout brutalement dans les airs alors qu'il exécutait un mâle jeté, et se retrouve changé en liolaemus, rustique lézard andin – les sortilèges de la Pachamama sont terrifiants. Nous décampons précipitamment.
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De retour à Tolar Grande, on se requinque chez Marta – l'occasion de cuisiner notre hôte : « la Pachamama ? Une sulfureuse mangeuse d'hommes », nous confie-t-elle... Eurêka ! J'ai ouï dire qu'au Couchant se dresse une grande montagne de soufre... Nous l'y trouverons très certainement ! Sus à la mina1 !

1 Mina : désigne aussi bien une mine {de soufre} qu'une minette.

Le périple « La montée aux Enfers » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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