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“Cime et châtiment”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La montée aux Enfers ».
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On a beau chercher, rien n'y fait : pas la moindre empreinte de son pas monstrueux – et pourtant, si la Pachamama fréquente les parages, elle a bien dû traîner ses bottes de sept lieues de par l'incontournable Salar de Arizaro...
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Pour en avoir le cœur net, nous crapahutons jusqu'au sommet d'une colline de sédiments qui se dresse solitaire en marge de la vaste cuvette saline – la Cordillère Occidentale y a entreposé le rebut de pathétiques tentatives de flanc au caramel.
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Alentours, la surface du Salar est une purée de pralines, sauvagement pilée par l'érosion.  « Alors ? Vous voyez quelque chose », hurle notre guide, resté en bas. Tu parles ; autant chercher une brindille dans une botte de yerba sin palo...
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Un dernier coup d’œil vers le nord, des fois que – ah mais là !! regardez : dans le glacis homogène d'alluvions torrentielles, une gigantesque balafre nous glace les sangs... Terre Mère, comme vous avez de grandes griffes... Est-ce pour mieux nous apuner ?...
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Ne songeant pas un instant qu'il puisse s'agir d'un bulldozer, nous remontons la piste de l'Échidna andine... La route joue les asymptotes avec la Cordillère, tandis que le Train des Nuages en cisaille sans scrupules les contreforts violacés. La gare de Caipe, étincelante, nous aguiche – on verra plus tard.
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Pour l'heure, il ne faut pas laisser filer la diablesse – et soudain l'occasion s'offre à nous de la choper par la queue, alors qu'elle fourrage tête baissée entre deux mamelons, son petit derrière pointant comiquement comme un volcan...
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Flûte. Il s'agissait effectivement d'un petit volcan, dont la langue de basalte est demeurée figée à une centaine de mètres de l'alléchante rive du salar – quelle frustration ! A l'horizon, le Volcan Aracar se moque méchamment, la gueule barbouillée d'une autre spécialité aqueuse, plus rafraîchissante.
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Nous poursuivons notre circonvallation panoramique du Salar de Arizaro. A chaque coulée de lave pétrifiée, nous craignons que le volcaméléon assoupi ne rétracte son vorace organe pour nous engloutir comme de vulgaires moucherons. Mais ses papilles sont anesthésiées par le froid.
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Cependant, la Cordillère Occidentale persiste à démouler de pitoyables expériences gastronomiques : la charlotte aux fraises ne lui réussit pas davantage. Sans-gêne, des nuages essuient leur ombre pleine de cambouis sur le tablier de la malheureuse pâtissière.
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Quittant le salon de Arizaro, nous poussons à présent la porte de la cuisine. Notre attention est immédiatement attirée par une curieuse ficelle blanche qui est tendue sur le rebord du plan de travail, juste en face de notre regard, à mi-hauteur du massif, à droite d'une éminence plus foncée – vous la voyez ?
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Pressentant un énième leurre, nous nous rapprochons prudemment, en contournant le Salar de Río Grande, dont l'aspect écumeux ne nous inspire qu'une confiance relative. Sa serviette d'alluvions autour du cou, le cratère d'en face attend de passer à table – pas question que nous servions de condiments !
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Finalement, nous atteignons une paire de solides cure-dents, fichés à l'entrée d'un complexe industriel qui présente tous les stigmates d'une digestion difficile... Le village minier de La Casualidad gît à 4030 mètres d'altitude, vidé de ses 1200 habitants depuis la fin des années 70.
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Levant la tête, nous retrouvons la mystérieuse ficelle blanche entraperçue plus tôt – mais force est de constater que la montagne qu'elle semble ligoter n'a rien d'une paupiette ; plutôt qu'une ficelle, on dirait un grand trait de craie. La Pachamama délimite-t-elle ainsi son territoire ?
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Afin d'élucider cette énigme, nous pénétrons résolument au cœur de la cité fantôme. Partout, ce ne sont que ruines et décombres. « Peligro, no mirar1 » – quel tagueur d'outre-tombe voudrait nous dissuader d’investiguer ? Eh bien mon vieux Balthazar, en voilà des façons –on va s'gêner, tiens !

1 Danger, ne pas regarder.

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Nous déambulons parmi les corons, dont l'état de décomposition avancée laisse perplexe : ont-ils seulement subi les ravages du temps ? On croirait plutôt qu'une bête féroce s'est acharnée à démantibuler murs et toitures. Justement : quand on parle de fauve, en voici un qui pointe le bout de son museau...
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Pas franchement effrayé par notre présence {ni nous par la sienne}, ce magnifique zorro colorado ne garde qu'une symbolique distance de sécurité ; il a déjà dû flairer les milanaises que nous trimbalons dans notre sac à dos – ça lui changerait son ordinaire, sûr. Il peut toujours courir.
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Talonnés par un Maître Renard dont nous commençons à craindre les manigances, nous l'emmenons promener au jardin d'enfants – nul guet-apens, notre manège est aussi inoffensif que les défunts jeux de bois. D'ailleurs, notre poursuivant ne se fait guère d'illusions et abandonne rapidement la partie.
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De ruelle en ruelle, nous arpentons le passé, à la recherche de souvenirs tangibles – les peintures écaillées laissent imaginer l'austérité de ces intérieurs ouvriers, et l'on frissonne à la pensée des longues soirées d'hiver qu'il fallut endurer là, par 40°C en-dessous de zéro.
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La vie n'en suivait pas moins son cours, en dépit des rigueurs de la Puna ; parties de foot, asados familiaux et messes dominicales, n'en déplaise à la Pachamama. Nous nous risquons à l'intérieur de la nef minimaliste ; une flopée de feuilles de coca tapisse les abords de l'autel – désabusée, la Vierge aussi se met à coquéer1 maintenant...

1 Coquéer : néologisme calqué sur le verbe coquear : mâcher des feuilles de coca.

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Plus bas, une indispensable Plaza San Martín devait jadis arborer son lot de drapeaux et de bustes patriotiques, avec d'autant plus d'ostentation que la frontière chilienne n'est pas loin et qu'à l'époque les relations transandines tournaient au vinaigre... Dirigeons-nous maintenant vers l'usine, en face.
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Il n'en reste bien sûr rien d'autre que les murs – les machines ont été démontées. Deux procédés, la flottation et le raffinage, permettaient d'élever la pureté du minerai de 20 à 99,98%, ensuite de quoi on procédait à – oh ! là-bas : une vigogne !
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Nous nous rapprochons en catimini d'une mare peu ragoûtante, à laquelle s'abreuve l'angélique animal, sur fond de friches industrielles et de talus de déchets minéraux – la grâce du soyeux camélidé n'en est que plus éclatante, au milieu d'une telle poubelle.
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Il est bientôt rejoint par un camarade de rapine, et tous deux nous défient stoïquement de venir chasser sur leurs terres. Nous leur abandonnons de bonne grâce pâturages glaiseux et neige de pacotille, avatars de l'enrichissement du soufre – car c'est bien de ce minerai-ci dont il s'agit.
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Et déjà nous entreprenons de remonter le filon – c'est le propos que nous nous sommes fixé en quittant Tolar Grande, persuadés que la sulfureuse Pachamama ne peut nicher ailleurs qu'au sommet d'un Olympe nimbé de SO2. Sus au sommet, donc !
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Pour nous mener jusqu'à l'antre de la Minataure, notre fil d'Ariane sera la fameuse pseudo-ficelle {moins crayeuse que sulfateuse} – il s'agit en fait de l'antique téléphérique qui reliait la mine à l'usine, dont il ne subsiste qu'une traînée de minerai perdu au gré des cahots et du vent, ainsi qu'une guirlande de bennes rouillées.
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A tribord surgit bientôt le sinistre et imprononçable Llullaillaco {“Chouchaille Chaco”, pour les Portègnes...}, un sanctuaire incaïque de 6739 mètres de haut, sur la cime duquel on avait coutume d'enterrer vivant des bambins préalablement enivrés, dont les momies décuvent aujourd'hui au Musée Archéologique de Salta.
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A bâbord, le Cerro Corrida de Coli offre une mine plus joviale, un rien obscène. Jouant à saute-mouton, notre fil d'Ariane poursuit son bonhomme de chemin vers la ligne de crête... Mais il nous faut d'abord contourner un vaste champ de pierre ponce, rebut d'antiques éruptions.
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Nous passons à présent la barre des 5000 mètres d'altitude et la cuisante caresse du soleil ne parvient guère à nous réchauffer – un vent lancinant cherche à congeler nos oreilles pour mieux nous les arracher. La Cordillère, têtue comme une mule, vient de rater une fournée de muffins au chocolat.
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Au détour d'un virage nous nous trouvons nez à nez avec le Cerro Corrida de Coli – foin de meringue ou de sabayon, finie la rigolade : à nous deux, Pachamama ! On sait qu't'es là ! Sors de ton trou ! N'écoutant que notre courage, nous prions notre guide d'écraser l'accélérateur – mais le gros F100-XL de la municipalité broute pesamment le gravier...
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Du reste, nous avons beau scruter le relief compliqué, rien ne laisse supposer qu'une déesse digne de ce nom puisse y avoir ses quartiers – on se serait au moins attendu à une colonnade ionique, ou à une rangée de Dvarapala. Au lieu de ça, la statuaire est grossière et le soufre a tout dégueulassé, un vrai rancho1.

1 Rancho : terme péjoratif désignant une masure vétuste, ou une gamelle peu appétissante.

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Une série de lacets nous permet d'aborder le problème sous un autre angle. Nul palais divin, mais une mine – il fallait s'y attendre... Épinglant le versant blafard, le téléphérique se hisse jusqu'au col, à 5230 mètres d'altitude {et 15km de La Casualidad}, où l'on devine les baraquements délabrés de Mina La Julia.
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Bientôt, notre véhicule s'immobilise devant un front de bungalows dont l'appareil de pierres offre de belles nuances d'ocre et de bleu – c'est là tout le cachet de cet endroit austère, où séjournaient les ouvriers affectés périodiquement à l'exploitation de l'or nauséabond.
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Nous explorons péniblement les lieux, écrasés par l'altitude et aveuglés par une luminosité foudroyante. Un horno de barro jouxte les toilettes – nous hésitons brièvement entre réchauffer nos milanaises et vomir notre petit-déjeuner. La deuxième option pourrait bien l'emporter : le soroche nous guette...
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Au prix d'efforts héroïques, fulminant contre ce flagrant sortilège de la Pachamama, nous faisons le tour du propriétaire ; des blocs de minerai, de faible teneur en soufre, attendent d'être chargés dans les bennes du téléphérique – mieux vaut qu'ils soient patients.
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De l'autre côté du col, une rampe en partie effondrée s'enroule sur le gisement. Notre guide nous déconseille vivement de nous y risquer – de toute façon, notre cervelle ne va pas tarder à entrer en ébullition, alors autant s’abstenir d'empirer notre état déjà critique.
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En parlant d'ébullition, le clownesque Volcan Lastarria {ou Azufre – 5706m}, qui se dresse plus à l'ouest et que l'Argentine partage {de mauvaise grâce} avec le Chili, est victime d'un bouillonnement chronique sur son épaule droite : un affleurement de soufre se consume à l'air libre.
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Tout espoir de mettre le grappin sur la Pachamama part pareillement en fumée. Nous ramassons nos tripes et rempotons notre cervelle – le calvaire a assez duré, la Cruelle nous a bien eus. On redescend bredouilles, taquinés par le sourire goguenard d'un cureton qui nous a sûrement porté la poisse.
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Sur la route du retour, nous effectuons un petit crochet par la gare désaffectée de Caipe, qui nous avait interpelés à l'aller. C'est ici qu'on acheminait le minerai enrichi, par la route que nous venons d'emprunter – 65 kilomètres d'asphalte incongru au beau milieu de la Puna.
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Puis la précieuse marchandise était dûment pesée, examinée, vérifiée, contrôlée, certifiée, chiffrée, validée, référencée, listée, classée, archivée, etc. Tant de méticuleux scribouillage impudemment livré en pâture à la vile curiosité du profane... C'est-y pas malheureux ?...
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Ensuite de quoi, les longs convois s'ébranlaient pesamment vers de lointaines destinées industrielles, depuis ce tronçon du Ramal C-14 jusqu'aux rives du Río de la Plata – un périple de plus de 1600 kilomètres !
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Aujourd'hui, la mine est fermée, la route est défoncée, la voie est rouillée – certains songent cependant à la réhabiliter pour vivifier les échanges “bi-océaniques” entre Buenos Aires et Antofagasta ; d'autres préfèrent miser à plus court terme sur le prolongement du Tren a las Nubes, dont le terminus se cantonne actuellement à 280km en aval.
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Il faut avouer qu'à trois cents mètres au-dessus du Salar de Arizaro, le panorama est grandiose – c'est à peine si la Sierra de Calalaste, à l'horizon, parvient à endiguer cet océan de sel. L'indéniable vocation touristique des lieux est renforcée par la présence d'un terrain de foot – il suffira de rajouter une rangée d'asadores públicos1, et le tour est joué !

1 Grills publics, mobilier indispensable à toute aire de plaisance qui se respecte !

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Déjà, j’échafaude d'ambitieux desseins, troquant de modestes guinguettes pour de luxueuses posadas – mais je dois vite ravaler mon enthousiasme : mon pauvre acolyte reste prostré sur le rebord du quai, et le diagnostic de notre guide n'est pas optimiste – le mal de l'altitude, tenace, ne fait qu'empirer, conjugué à une toux qui vire à la bronchite...
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Renonçant à tirer Caipe de son sommeil, nous n'avons d'autre choix que de déguerpir – et en vitesse ! Du haut de l'Aracar, j'en connais une qui doit bien se marrer... Pernicieuse Pachamama, odieuse sirène, tu nous as pris dans tes filets. Qui sait où et quand nous parviendrons à nous dépêtrer de ta malédiction ?
Le périple « La montée aux Enfers » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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