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“La guerre des religions n'aura pas lieu”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La montée aux Enfers ».
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Quel est ce nouveau sortilège de la Pachamama ? Les salares ont accouché de lacs de plaisance, les volcans ont fondu sur la ligne d'horizon, une forêt touffue a avalé la Cordillère... Qu'est-il advenu de la Puna ? Las, nous voici à 350km de Caipe, sur les rives du barrage de Cabra Corral, à guère plus de 1000 mètres d'altitude...
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Quant à la Pachamama, elle badaude en bob dans les rues de Coronel Moldes – mais gare : n'allez pas croire qu'elle soit inoffensive ! Nous préférons changer de trottoir... On a déjà assez donné depuis qu'elle nous a jeté un sort à Mina La Julia, au point de devoir battre si loin en retraite...
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Car si nous avons dévalé 3000 mètres de dénivelé en une seule après-midi, c'est pour fuir la malédiction du soroche et effectuer une cure de convalescence dans l'idyllique Valle de Lerma, où nous purgeons notre disgrâce dans l'élégante Finca Santa Anita. Pas malheureux, mais tout de même salement dépités.
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Coronel Moldes n'est certes pas dépourvu de charme, avec ses trottoirs surélevés protégés par une succession de galeries – les journées y sont généralement paisibles, un peu assoupies par un soleil automnal encore brûlant. A la nuit tombée, la parade vrombissante des mobylettes sera la principale attraction.
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Au nord du village, la chapelle San Bernardo est un joli pastiche colonial des années vingt. Le carillon vespéral ne parvient pas à troubler la profonde impassibilité du ciel. Les fidèles se pressent sous la nef étroite –je crains qu'il n'y ait pas de place pour deux mécréants marqués du sceau de la Pachamama...
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Du reste, Coronel Moldes n'est – certes – pas dépourvu de charme, avec ses trottoirs, ses galeries, les mobylettes et tout le bataclan – bref : on commence à radoter et à tourner en rond. Et ça n'est pas la fiesta criolla qui s'annonce pour le prochain finde1 qui va nous faire oublier notre dépit. Nous dépérissons et lorgnons désespérément vers la Cordillère...

1 Finde : abréviation de fin de semana, i.e. week-end.

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Remis de sa pseudo-bronchite et de ses maux de tête, Nico pète la forme – tant et si bien qu'à la première occasion nous prenons la poudre d'escampette par la Quebrada de Escoipe. Et pour feinter la rancunière Terre Mère, nous sollicitons la protection d'Antonio – toujours chic type le gauchito.
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Virages ! Lacets ! Ravins ! Ô joie – nous revivons ! La Cuesta del Obispo nous procure de voluptueuses sensations, quand bien même cette portion de Cordillère Orientale n'est pas aussi épatante que son occidentale sœurette. Allons – ne gâchons pas notre plaisir ; et nous franchissons allègrement le col de Piedra del Molino à 3348 mètres d'altitude – tout de même !
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Pas le moindre soupçon de migraine – aussi nous choisissons vaillamment de pousser jusqu'à Cachi, qui cela dit se trouve en contrebas, dans les Valles Calchaquíes. Nous y déboulons au moment où la toiture de nuages du musée d'archéologie est en train de s'envoler sous l'effet du vent...
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Cachi, Cachi, Cachi – aïe aïe aïe ! Au temps pour moi, je crois déjà avoir fait cette blague lors de notre précédent passage, une quinzaine de mois auparavant... Rien de neuf à découvrir ici, donc – mais on ne boude pas le cachet amène, ni l’indolence plaisante, de ce beau village.
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Au moins, ça nous change de Coronel Moldes : trottoirs surélevés, certes, mais pas de galerie – et puis, le maillage des ruelles est un peu plus sinueux, on y flâne avec plus d'insouciance qu'au bord de la bruyante Nationale 68. Nous n'en restons pas moins sur nos gardes, car à plus de 2300 mètres d'altitude une embuscade de la Pachamama nous pend au nez...
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Aux abords de l'église, deux beaux brins de bonnes-sœurs tentent de dissuader la Terre Mère de se livrer à la moindre agression caractérisée. Préférant ne pas faire les frais de la guerre des religions qui couve, nous quittons Cachi en catimini.
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Nous repassons par le Valle de Lerma, et filons outre les Sierras Subandines pour atteindre les prémisses du grand Chaco – basta des Andes ! Halte patriotique à la Posta de Yatasto, haut-lieu de la geste sanmartinienne : en 1814, une chaleureuse poignée de main entre San Martín et Belgrano marquait un tournant décisif dans la carrière des deux illustres généraux.
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Plus au sud, alors que nous venons d'entrer dans la Province de Tucumán, nous décidons de nous laver définitivement de la malédiction de la Puna, en prêtant allégeance aux divinités des plaines, d'un naturel plus débonnaire. Un véritable panthéon a été aménagé sur une aire de repos ; les routiers s'y livrent à leurs touchantes dévotions.
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L'endroit cependant a un petit air d'hospice malpropre. Dans une salle d'attente au toit de tôle peinturlurée, une Virgen del Valle scalpée et un Gauchito amputé des deux jambes tentent de maintenir le moral de leur commère la Vierge de Luján, sauvagement décapitée.
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Un peu plus loin, en stèle de réanimation, on vient hélas de perdre la Difunta Correa – mais le bébé se porte bien, et tête goulument, pas dégoûté pour autant. Oui, c'est un miracle, et la nouvelle a déjà porté loin aux quatre coins du pays.
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Un énième avatar du Gauchito se présente aux urgences, le bras en écharpe et la tronche en miettes – on lui a visiblement cassé la gueule ; à moins qu'il n'ait tenté de se servir de ses boleadoras comme d'un bilboquet ? Mauvaise idée.
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Au beau milieu de cette authentique cour des miracles, un panonceau évoque les mânes du docteur vénézuélien José Gregorio Hernández, laïc franciscain volontiers considéré comme un saint. Voici donc le chirurgien chef qui officie {plutôt qu'il n'exerce} en ces lieux. Il est sans doute bien trop occupé pour prêter attention à deux mesquins pèlerins.
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Soit. Allons pérégriner ailleurs, voir si j'y suis. Chemin faisant, le code de la route a accouché d'un nouveau panneau. Puisque le Gauchito nous protège, pourquoi se gêner ? Profitant d'un col sans visibilité, une bagnole poussive profane la double ligne jaune et s'efforce péniblement de dépasser un camion... Gauchus Dei, miserere nobis.
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Hé – faut pas pousser pepe dans les fourrés ! Un grelot strident couvre la pétarade ; vêtu du traditionnel poncho lie-de-vin de Salta, un Gauchito costumé comme un sbire de la damnéchaussée interpelle les écervelés – pour eux, ça sera direct en garde-à-vie...
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Avertissement morbide ou ex-voto sordide, les chapelles mortuaires et autres mausolées vermillons fleurissent en bord de route, notamment à proximité des grands carrefours comme ici à la sortie de San Miguel de Tucumán. Un accident mortel est toujours prétexte à honorer les dieux...
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Madone et Sacré Cœur y partagent l'affiche avec l'irremplaçable Gauchito, stoïquement scotché à sa sparacroix – avec sa mine hippie, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession. Quel admirable mural, propre à inspirer de saines conduites automobiles !
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Ne nous pâmons pas en si bon chemin. Dans le petit cabanon attenant, qui tient du bouge plutôt que de la sacristie, les sermons sur l'alcoolémie sont prétextes à de généreuses libations. Illustration du fameux dicton : Vierge de Luján au volant, San La Muerte au tournant. Après le bistro,...
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...on file en boîte. Le panda-videur nous laisse entrer. Ambiance surchauffée : plusieurs San La Muerte passablement imbibés, une bande de Vierges hystériques, deux douzaines de Gauchitos bien décidés à en découdre, un Christ frimant sur le podium, se déchaînent avec ferveur sur le dernier tube de Damián Córdoba “No me importa nada”...
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Et on reprend la route, rouges comme les fanions du Gauchito. La parabole est irrévérencieuse, mais voilà bel et bien la triste réalité d'un pays qui compte ses morts tous les dimanches matins... Consolons-nous cependant : œcuménique et bon-enfant, la superstition est plus forte que tous les deuils – la guerre des religions n'aura pas lieu !
Le périple « La montée aux Enfers » est maintenant terminé. Pas trop fatigué ?

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