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“On a cuisiné sur la Lune”

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Après avoir rongé leur frein le temps de quelques sinuosités encaissées, une paire de Portègnes pressés dévale le replat consécutif, s'entre-doublant à qui mieux mieux. Stupéfiant spectacle de steppe du sud mendocino1.

1 Mendocino = de Mendoza, province du Cuyo

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Las des rectitudes asphaltées sciant la moquette prépatagonne, vite soporifiques, nous obliquons vers El Nihuil et sa retenue, non moins assoupis, mais l'horizon polygone augure un peu de piquant.
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Avant de gazer vers les volcans sus-devinés, nous débrayons au Canyon del Atuel, au fond duquel flâne le río du même nom, chétif et paresseux, brimé par deux barrages hydro-électriques.
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Et sans nous attarder davantage, nous mettons donc le cap sur les protubérances coniques, dont nous séparent encore quelques 130 kilomètres d'un désert bouloché, tacheté d'auréoles salines.
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Bientôt, une éruption de bubons rebondis ballonne cette basane broussailleuse, doublée d'un accès d'abcès abscons bourgeonnant subitement, troublant la béate platitude de la steppe.
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De loin en {très} loin, une piste transversale se détache de celle que nous suivons, et s'en va desservir quelque estancia retranchée, une cabane de bric et de broc, fréquentée par d'irascibles chèvres et leur berger.
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Soudain, un brelan de bicoques, seul et unique “village” à la ronde ; mais Mina Ethel est désertée depuis belle lurette, et il ne reste de sa prospérité minière qu'un bloc de manganèse juché sur son prétentieux obélisque.
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Allez, encore un petit effort, on approche1 ! Nous avons réservé notre séjour dans une charmante estancia baptisée Kiñe et labellisée “tourisme écologique et rural”. Alléchant ! On va être pépère !

1 En fait, cette photo a été prise avant celle de Mina Ethel ; nous l'avons déplacée pour les besoins du récit ; toutefois, notre conscience professionnelle {d'ordinaire très élastique} nous impose la présente correction, car de Mina Ethel à Kiñe il n'y a pas 40 {comme c'est indiqué ici} mais 10 km. Si des fois vous voulez y aller, qu'on ne nous accuse pas de forfanterie !

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Dis, Nico : j'ai pas bien compris tes explications, ou tu t'es simplement fichu de moi ? Elle est où la piscine ? Et le solarium ? Et l'asador ?! T'appelles ça une “charmante” estancia, cette cour de ferme poussiéreuse ?
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Ah. Bien. C'est un stage d'endurance préhistorique, c'est ça ? Fallait le dire tout de suite. Je serais venu avec quelques silex... Bref ; nous nous dégourdissons les pattes dans la caillasse du Cerro el Aguita, qui surplombe Kiñe.
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Il offre depuis son sommet un aperçu panoramique sur la steppe que nous avons traversée pour venir jusqu'ici, vérolée de naevi volcaniques et tavelée d'éphélides végétales {j'aurais dû faire dermato}.1

1 Quelques palpitantes précisions toponymiques, pour ceux que ça passionne : au premier plan la Loma Quemada, au second plan le Cerro del Barreal, au fond je ne sais plus.

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Pour filer cette poétique métaphore épidermique, nous diagnostiquerons sans conteste une furonculose acuminée carabinée en ce qui concerne le volcan Chacaïco. C'est affaire de spécialistes.
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Nous redescendons sur Kiñe. En chemin, nous constatons que la roche est le terrain de jeu privilégié d'une troupe de marmottes à grandes oreilles, qui bondissent d'anfractuosités en corniches.
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Ce machin pelucheux s'appelle chinchillón, sorte de viscache {espèce où échoue aussi le chinchilla – qu'un chasseur doit savoir chasser sans son chien}.
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Mais le soleil déjà croque les crêtes-déserts, et la journée sort de table ; l'ombre vorace digère les reliefs du feston de pierre. Nous rentrons au bercail, avec l'estomac qui défaille et la raison qui déraille.
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Tripes-honnies pour les Soupers du Roy, de Monsieur Tirelalangue. Ah c'est la campagne, millediou ! Ambiance nappe à carreaux mal cousue et chaises maloculs. Si t'es pas content c'est pareil.
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Pudiques, nous vous épargnerons les photos de la suite présidentielle {j'ai rien contre les refuges de haute-montagne, sauf quand on me les a vendus comme des palaces}. Donc : une aube savonneuse lessive le ciel.
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Cochonne de soubrette : travail bâclé, il reste des tas de gros moutons qui obstruent le Payún Matrú, volcan éponyme de la Réserve Provinciale de la Payunia, dont nous entamons une circonvolution automobile.
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Outre une forte densité de volcans, la Payunia se caractérise par une concentration phénoménale de guanacos, qui s'ébattent dans la brousse par bancs auburn et bondissants.
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La richesse de la faune locale ne laisse pas de nous émerveiller : « oh ! là ! un âne ! et là-haut, regarde : un nuageoptère ! et là-bas, au fond, attends : tu vois : ne serait-ce pas une grue cendrée à houppe rouge ? »
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Attention ! Ces échassiers-là ne sont pas commodes, surtout lorsqu'on les dérange alors qu'ils picorent mécaniquement les entrailles du sol. Voyez comme il hérisse sa crête rubiconde !
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Sa nourriture favorite : un gros lombric passablement ankylosé, juché impotent sur des béquilles myriapodisantes, qui louvoie immobile et perplexe, intriqué dans le réseau labyrinthique de ses congénères.
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Que les écologistes se rassurent : « Exploitation pétrolière + Réserve naturelle = Développement durable », une équation du second degré, à n'en pas douter, dont les deux inconnues sont honte et scrupules.
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Laissons cette série de derricks inspecter le pourtour du parc, et auscultons plutôt l'anthrax purulent du Payún Matrú, dont le bourbillon décapité a laissé place à un immense cratère chancrelleux de 9 km de diamètre, à 3700m d'altitude {la base du volcan, elle, possède un diamètre de 28km !}
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A mesure que nous {hydro}-carburons plus avant, gagnant de l'altitude, un tapis de déjections volcaniques goudronne le sol, moucheté de petites crinières léonines qui s'ébrouent dans le vent.
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Nous voguons sur l'onde d'encre de cette marée noire, ourlée d'une écume irisée de nappes d'huile, et creusée de vagues amères où croise l'aileron sanguinolent d'un léviathan cendré.
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Puis, nous évoluons gourmands sur le marbré veiné d'ambre de cette pampa chocolat, hallucinant des fondants beurrés de caramel, des tablettes saupoudrées de cassonade miellée, des brownies tartinés d'une meringue poudroyante1.

1 Ce volcan aiguisé a d'ailleurs été baptisé La Cortadera {“la tranche”}.

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A l'origine de cette Pampa Negra basaltique, un chapelet de récipients aux formes ludiques, ici une vasque renversée, là une choppe moussue, plus de 800 volcans et 1.300 cônes dressés pour un gigantesque couvert1 !

1 L'oronymie officielle n'a pas retenu nos élucubrations de vaisselier, préférant à la vasque {à droite} l'image du fer à cheval {“La Herradura”}, et à la choppe {à gauche} le nom de Payún Liso {soit Payún “lisse”}. La différence entre volcans et cônes, établie dans nos guides et dans les prospectus, est subtile, mais le résultat est indubitablement stupéfiant : avec une densité de 10,6 cratères pour 100 m², la Payunia détient le record mondial de densité volcanique.

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Ton sur ton, nous explorons la surface de cette Lune de jais, dont l'apparente tranquillité est démentie par un vent furibond qui balaie vainement ces parages sidéraux, sans le moindre détritus à se mettre sous la bourrasque.
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Quittant notre navette spacieuse, nous foulons cette planète cabossée à la suite d'Aldo, notre hôte et guide, vulcanonaute inlassable, contemplant à l'horizon la voie lactée des Andes.
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En quelques enjambées appesanties par le zef zélé, nous gagnons le rebord du gargantuesque wok – et je manque y terminer en fricassée de rognons, à ne pas regarder devant moi où je mets les pieds !
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Mon émincé de silhouette, projeté en contrebas sur la parois de cette marmite infundibuliforme, étalonne le gabarit du cratère, dont la couleur lie-de-vin lui a valu d'être baptisé El Morado1.

1 Morado = violet. Ce volcan culmine à 2.300 mètres.

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Dégâts dans la cuisine : le cuistot triasique1 qui surveillait les plaques tectoniques a oublié le locro sur le magma, et la mixture n'a pas tardé à déborder, s'éparpillant en une coulée de plusieurs dizaines de kilomètres !

1 L'activité volcanique à l'origine de la Payunia s'est déroulée durant la période du Trias {245 à 208 millions d'années avant notre ère}.

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Ah ça ! c'est sûr que le locro cramé colle sacrément aux chromes de la cantine : tu peux y aller franco à la pierre ponce avant que ça soit complétement décapé ! Et enlève tes moufles : le lama, c'est délicat !
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Désabusé par ces désarmantes débilités, Aldo déjà dandine droit sur notre deudeuche douillette. Le Payún Matrú est toujours dans les vapes, le flanc défiguré par une splendide éruption cutanée.
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Je ne sais si les auteurs de l'artistique concrétion de gauche sont les énergumènes dessinés à droite, mais toujours est-il qu'ils n'ont pas attendu la monnaie de leur pièce pour décamper1 !

1 En été, ce secteur grouille littéralement de guanacos, dixit Aldo ; en hiver, donc en ce moment, ils migrent plus au nord.

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Mais voici qu'un ventripotent mastodonte pointe le bout de son crâne chenu au détour d'un gorgeon jonché de gerbes jaunasses : dans la famille Payún, voici le cadet de Matrú : Liso, 3.680 mètres et demi, pour un tour de hanches de 7km seulement.
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{Vous ne le répéterez à personne, mais Liso souffre d'une plagiocéphalie doublée d'une calvitie prématurée, qui l'obligent à porter cette perruque ancien-régime un peu déconcertante de prime abord.}
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Sur ces entrefaites, nous faisons escale au lieu-dit “Piedras Petrificadas” {pierres pétrifiées}, curieux pléonasme pour désigner ces blocs basaltiques taillés comme des rocs et soigneusement disposés comme tels.
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Puis nous nous en retournons vers Kiñe, prenant un temps le commode Copito en guise de ligne de mire, petit pustule enflammé. Après la caillasse instable de la Pampa Negra, la piste consolidée est bonne et nous filons grand train.
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Bingo ! Il manquait plus que ça : un perfide caillou se jette ignominieusement entre nos roues et nous éventre férocement le pneu ! Allez, Nico, courage : nous sommes de tout cœur avec toi.
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La soirée est agitée. Ayant traqué une espèce d'ouvre-boîte à tête chercheuse qui badaudait sur le mur de la cambuse, nous l'aplatissons d'un coup d'espadrille. Puis, fatigués, nous cherchons le sommeil. Avec difficultés.
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Aussitôt qu’apparaît dans son berceau de brume l’Aurore aux doigts de rose, nous appareillons pour une nouvelle odyssée riche en exclamations mono-scyllabiques et charades bydesques.
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Chante, déesse, la cabalgata de l'illustre Aldos aux Mille Tours {organisés}, et comment il cavala sur la pampa, droit dans ses cnémides en peau de chèvre. Nicéphore le Preneur de Vues l'accompagnait, et Stéphanos aux Retorses Bouclettes aussi chevauchait avec eux.
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Lorsqu'il advint qu'Aldos le Picnicéphore arrêta sa fougueuse monture dans le giron du Zaino1, aussitôt le Payunide tint ces paroles ailées : « songez, fils de la lointaine Galatie, et dites-moi si en votre panse ne gronde pas la faim amère ? ».

1 Zaino = zain, robe de cheval dépourvue de toute trace de blanc. Ansi se nomme ce volcan-ci.

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Entendant ces paroles tout entrelardées de sagesse, Nicéphore au Cimier Caméliderme s'arrêta, et de même fit Stéphanos au Pétase Synthétique. Aussitôt ils lui tinrent ce langage avisé : « qu'une libation de divine escabèche coule à grand flot ! ».
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Ayant sacrifié le canope vitrifié empli des entrailles du noir cabri, ils mangèrent, et leur âme se délectait d'un pareil banquet. Lorsqu'ils eurent satisfait la soif et l'appétit, les valeureux guerriers lestement gravirent le mont poudré d'or.
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Poussé par le dieu aux baskets empennées, Niképhore le Randophile promptement parvint au faîte et déjà, jaugeant l'Olympe1 lointaine de son regard terrible, il roulait en son cœur des projets de trekking.

1 C'est le Payún Matrú, enfin débarrassé des sombres nuées, qui siège à l'horizon.

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Lorsqu'il eut rentré en son sein ces desseins assassins, Nicéphore qui Commande aux Recettes d'Eleuthériade1 califourchonna avec une belle ardeur sur la croupe du fidèle Yakaride, pantaberzinguant comme s'il eut eu Zeus aux trousses.

1 Nous nous garderons bien de faire de la publicité pour cette grande chaîne d'hypermarchés basée à Córdoba.

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De même que deux guanacos traversent la plaine d'un pas égal, et flânent sans craindre le courroux d'un dieu mesquin – ils digèrent, paisibles, et leur tête, évidée, dodeline en cadence ; de même, le vaillant trio s'avance, léthargique et muet.
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Mais voici qu'Aldos au Verbe Aillé soudain immobilise son noble coursier, ayant avisé le cadavre chryséléphantin d'un guanaco. Plus prompte que la Pythie à pérorer sur son pouf, il jauge les entrailles et augure de difficiles retrouvailles.
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Sans délai, l'implacable prophétie s'empare du destin de nos infortunés hoplites, et, 10 ans durant, une divinité mesquine s'acharne à égarer le valeureux équipage de part l'immense œkoumène, inhibant leur précieuse Girouette Pré-Socratique.
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Enfin, lorsqu'ils eurent affronté les pires tourments {résisté au mortel breuvage des Matéophages, déjoué les sortilèges de la Cirstina, vaincu la Polyflemme inculquée par l'amble monotone, etc.}, ils parvinrent au logis du Kiñéïde, exultant en leur âme !
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Aussitôt, Aldos le Robuste Parrillero rassemble son troupeau pour apprêter un somptueux banquet. Et bientôt les servantes dressent la parrilla et aiguisent les couteaux pour l'hécatombe de chevreaux !
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Cependant que les victimes bêlant d'effroi sont menées à l'autel, Nicéphore et Stéphanos les Hépatansériphages, sentant en leur cœur peser l'éloignement de la douce patrie, célèbrent un simulacre de confiteor de canard.
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Mais déjà l'horizon s'apprête pour la nuit, tirant à lui l'édredon duveteux du crépuscule, et l'Aurore, épuisée et défraîchie, s'empêtre dans l'ourlet cotonneux de son manteau églantine et s'affale sur sa couche.
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Un nouveau jour se lève sur la Payunia. Les frangines d'Amalthée déchiquettent le gazon à belles dents. En toile de fond, la bouse dinosaurienne du Carapacho {l'aède a laissé toute poésie au vestiaire}.
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Aldo, plus frétillant que jamais, nous entraîne à l'assaut de ce bunker affaissé, éventré par l'explosion de quelques barils de magma. Accessoirement, on se contentera d'y voir une carapace1.

1 C'est le sens du mot “carapacho”

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Une petite demi-heure de dribble entre des boulettes de roches éparpillées par un Petit Poucet bordélique, à s'en tordre les chevilles. Aldo, très fleur-bleue, préfère baliser les arbustes de lambeaux de chiffons à carreaux.
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De surprenantes concrétions enjolivent l'habit-coque blindé{e} du dodu chélonien assoupi. Babel de brachysomatiques bestioles ? Ou sont-ce fossiles excrémenteux de l'ogre petitpoucetvore ?
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Comme si de rien n'était, faisant fi de la fontaine d'affabulations, Nico se love à l'orée de la narine de ce rostre crétacée, boudant la belle vue sur l'albédo éblouissant de la barrière bleutée des Andes.
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Puis, nous contournons le collet-monté qui sertit ce gaster gargantuesque, travelling à 360 degrés qui débobine un panorama cinémascopique, vaste, vide, vert-violacé : vain marivaudage du vocabulaire.
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Un semblant de col franchi, l'avers du volcan dévoile une monstrueuse et peu ragoûtante traînée luisante, vraisemblablement sécrétée par un mammouthesque gastéropode. Un créneau du cratère oblitère l'objet nouveau.
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Pour en avoir le cœur net, nous nous hissons lestement sur cet appendice qui s'allonge pour lécher le ciel – serait-ce le saliveur incriminé, fauteur de la flaque ? Nous espérons la voir, sur le bout de la langue.
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La voici. Aldo, docte, nous documente : cette étendue livide est la Laguna de Llancanello, ceinte d'une auréole saline qui témoigne de l'extension maximale de sa fluctuante superficie et des marées capricieuses qui la régissent.
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Mais l'oscillatoire mécanisme se contrefiche de la Lune : c'est ici affaire de précipitations sporadiques et d'évaporation infinitésimale, qui perpétuellement alimentent et vident ce réservoir endoréique d'à peine un mètre de profondeur.
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Les nuages, peu charitables {ils arrivent trop épuisés du lointain Pacifique}, se contentent généralement de glisser indifféremment sur la surface vitrée de la lagune, sans se fendre d'une obole.
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Mais leur reflet s'enroule sur le miroir limpide, et transmue la mare maigrichonne en une mer houleuse, y creusant des ondes à l'ample cambrure où s'ébroue une écume mousseuse et charnue.
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Crûment découpés par un contre-jour émoussé, Chingol et Nevado imposent leur patron évanescent sur la toile soyeuse, qui réplique les cieux. N'était la solide passementerie de velours du rivage, on en perdrait toute notion de pesanteur.
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Un peu dans les vapes de s'être tant gorgés de luminosité et laissés étourdir par de mouvants trompe-l'œil, nous redescendons prudemment de notre mille-feuilles enrobé de dulce de leche.
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S'étant éloignés, nous risquons quelques enjambées sur les abords laqués de sel de la lagune : ni poudreuse, ni sablonneuse {encore moins meringuée}, cette chape délétère craquelle sous nos pas comme du givre.
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A force de s'époumoner, un vent patient y a gravé d'infimes sillons – à moins qu'il ne s'agisse de l'empreinte digitale de quelque Yéti qui se fût diverti à tartiner ses didis tout azimut {je suppute, juste}.
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De retour dans notre habitacle à l'épreuve des abominables hommes des neiges, nous longeons la lagune sur plusieurs kilomètres {la soiffarde en aligne tout de même 50 à ses périodes fastes, pour une douzaine de large !}.
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Ensuite de quoi, au lieu-dit Los Pozos del Carpacho, nous nous exhortons les uns les autres à piquer une tête dans ces eaux glaciales, balayées de grandes chevelures algacées, qui dérivent indolemment vers la lagune.
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Faute d'avoir emporté les maillots, nous nous contentons d'en remonter au sec la blonde berge, jusqu'à cet inconcevable cul-de-sac. Et quoi ? Ce torrent, d'où qu'il descend ? Du ru, nul n'eut cru qu'il crû d'un cul {l'eut su Ubu} ?
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A y regarder de plus près, la source émane visiblement de ce puits mirifiquement badigeonné de turquoise, à la surface duquel éclosent d'infimes bulles en un frémissement onduleux à peine perceptible.
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De telles résurgences, puisant à même une immense nappe phréatique, sont légion aux alentours, et se manifestent de diverses manières : ainsi ces petits tourbillons de boue qui éruptent en follicules vaseux.
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Et de ces infimes goutte-à-gouttes naissent de languides courants qui apportent leur contribution au fragile endoréisme du Llancanello : pour une gouttelette sourdant du sous-sol, la lagune en exsude une autre en plein cagnard.
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Cette balance plurimillénaire oscille au gré des aléas climatiques : tantôt le réchauffement fait se rétrécir la lagune comme peau de chagrin ; tantôt de providentielles ondées la tire de son lit pour une crue qui, ici, contrarie le touriste...
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A défaut de pouvoir aller plus loin, et d'approcher ce paradis ornithologique, nous nous recueillons quelques instants sur les oripeaux d'une infortunée chevrette – c'est-y pas misère de voir tant de barbare cruauté ?
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L'âme en peine, nous bêchons hardi les chicots dans l'escabèche de foie de chevreau confectionnée avec science par Aldo et sa dame – dans l'chevreau, tout est bárbaro1 ! Et deux empanadas pour se lubrifier l'œsophage ! Mange, mon p'tit gars...

1 Bárbaro ! = classique expression d'enthousiasme, équivalant à peu près à « super ! ».

82
« Radio Malargüe, le Cuyo des allumés ! » {à moins que j'aie mal compris, avec tous ces parasites...}. Étouffant borborygmes et hoquets, nous écoutons pieusement la précieuse fréquence, où s'égrène un chapelé de messages personnalisés ;
83
« Pablo, d'El Nihuil, demande à Pedro s'il peut lui emprunter sa R12 pour emmener sa truie chez le véto – Aldo, de Kiñe, prie Gustavo de rappliquer avec la roue de secours des deux Franchutes1 et deux jerricans2 » ; ainsi va la messagerie instantanée à Malargüe.

1 Franchute = Français {péjoratif}.

2 Ce message, évidemment, nous concerne. A la suite de notre crevaison, notre roue endommagée avait été emportée à Malargüe par un voisin d'Aldo, pour y être réparée. Elle nous fut ensuite ramenée, et Aldo en a également profité, par le biais de cette messagerie radiodiffusée, pour nous faire apporter des jerricans d'essence, car notre réservoir était à sec.

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Lorsque les conciliabules hertziens ont cessé, nous partons pour une grande partie de cache-cache dans les replis broussailleux du Trapal, avachissement volcanique servant de belvédère sur les environs.
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En une gracieuse composition subtilement asymétrique, Aldo et moi pausons héroïquement tels deux sculpturaux Atlantes au faîte d'un fronton hellénique : prestance, panache et pondération.
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De là-haut, nous lorgnons l'indélébile lagune, lavis lapis-lazuli délavant à l'envers les lointains laiteux, lessivant la lande aux lueurs flaves {cette logorrhée d'allitérations me lamine la cervelle – pas vous ?}.
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Nous binoculons assidûment, sans hélas aviser garzettes, flamants roses et autres zozios sensés saisonner dans ces eaux. Flânant morose, Nico s'enflammant arrose nos ouïes d'une fulminante prose.
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Girouettant vers l'ouest, notre imagination s'en va skier un laps sur les spumeux sommets des Andes, qui ceinturent l'occident de Mendoza. La frontière chilienne crapahute sur la crête, mais les quelques cols sont clos, perclus de congères.
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Laissant les skis au vestiaire de nos songes, c'est à petons cramponnés que nous dévalons le Trapal, et puis nous rebroussepoilons en tacot vers Kiñe car déjà la lumière rasante signale le point du soir.
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Cependant qu'en cuisine Aldo et sa Bety s'activent à disséquer quelqu'autre biquette en vue du dîner, nous nous éclipsons, désireux d'affûter nos appétits à la meule écachée du Cerro Cebolla.
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Cerro Cebolla : “Mont Oignon”. Drôle d'onymon. Qu'ont à voir, avec ce pignon à clochetons, les oignons ? {encore que ça ne soit pas les nôtres, certes}. En quoi peut-il bien être parent d'oignon ?
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Se l'étant confortablement calé sur l'entablement d'un roc, l'oignon, et vêtu comme tel1 pour affronter le froid vespéral, Nico pose à l'égérie d'une marque sportive : « Foin des oignons et des champignons, je me chausse chez Untel : trognon le look ! »

1 Vestirse de cebolla = enfiler couche sur couche pour se protéger du froid, à la façon des enveloppes d'un oignon.

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Mais à nos oignons les pignons tournicotent sans compassion – déjà, le soleil n'est plus qu'un moignon d'astre dont les derniers lumignons caramélisent canyons et quignons de monts cabossés de colossaux gnons.
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« C'est-y pas mignon ? ». Nico, maquignon, me vend son crépuscule couleur pelure d'oignon {ou peau de brugnon ; ou Cabernet-Sauvignon}, mais moi ça me fout grognon de me geler rognons et troufignon !
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Le lendemain, tôt : adieux émus. Aldo, un peu cromagnon mais bon compagnon, et sa Bety, éberluée derrière ses lorgnons et le chignon en berne, ont bien gagné leur pognon : ils nous ont traités aux petits oignons !
96
Et bientôt nous quittons la Payunia, puis rattrapons la Ruta 40 qui passait par là, longeant les Andes. A hauteur de Malargüe, nous bifurquons vers la vallée du río éponyme jusqu'aux Castillos1 de Pincheira.

1 Castillo{s} = château{x}.

97
Cette citadelle sédimentaire, érigée par un Vauban volcanique, oppose ses 60 mètres de haut à quiconque tenterait de l'enlever. Argument de taille pour lequel le bandit-caudillo José Antonio Pincheira1 en fit jadis son repaire.

1 Bandit et usurpateur qui, entre 1811 et 1833, fomenta une rébellion réaliste {partisane du Roi d’Espagne contre les criollos insurgés}, largement appuyée par les caciques indigènes – un prétexte pour mieux assouvir son ambition personnelle et faire prospérer le banditisme dans la région. Son nom est resté attaché aux Castillos de Pincheira.

98
Quant à nous, piètres flibustiers, nous n'irons pas plus loin que les premières planchettes de cette passerelle vermoulue qui menace de se démanteler sous notre poids. Retraitant tout penauds, nous levons le camp.
99
Puis nous repartons à l'assaut des Andes par une autre brèche, remontant la vallée du Río Salado, axe de pénétration privilégié des armées de skieurs se ruant sus aux pistes renommées de Las Leñas.
100
Faute d'avoir aiguisé nos carres, nous nous contentons de menues attractions touristiques à la godille, tel ce croquignolet pont de fil, qui bien sûr attrape les nigauds que nous sommes.
101
Il conduit à une ronflante Laguna de la Niña Encatada1, précieux miroir de poche pour guigner les cieux, petit chef-d'œuvre d'orfèvrerie, un saphir enchâssé dans l'écrin rubescent d'une moraine magmatique.

1 Laguna de la Niña Encatada = Lagune de la Fillette Enchantée

102
Et la gamine enchantée, dans tout ça ? Une banale histoire de jeune fille dévoyée, se balançant dans la flotte avec son chéri pour échapper à une troupe de parents indignés, qu'une divinité sentimentale pétrifia en représailles.
103
Plus avant dans la vallée, nous atteignons ce pour quoi nous l'avons empruntée : los Pozos de las Ánimas. Ces “Puits des Âmes” sont de gigantesques avens, dont le plafond effondré révèle l'immense cavité karstique.
104
Mieux que des hyperboles éculées, la pancarte orange, fichée à droite sur l'arête qui sépare les deux puits, simule parfaitement le gabarit d'un homme et offre une idée de l'échelle époustouflante des gouffres !
105
Cette paire d'yeux émeraude aux orbites écarquillées, dardant ses prunelles opaques vers le firmament, semble deux abîmes de détresse, le regard stupéfié d'une âme emmurée. Puits des Âmes... Ça vous foutrait les j'tons !
106
Contents d'avoir réchappé de cette résurgence du Styx, nous consacrons notre dernière bouteille d'eau à la Difuntita, qui somnole sous un algarrobo échevelé en bordure de la longue route du retour vers Córdoba. De la Lune aux Enfers, nous revenons de loin.

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