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“L'air d'autres planètes”

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Buenos Aires, Musée d'Art Latino-Américain. Nous assistons au vernissage d'une expo consacrée à un grand maître contemporain de l'art abstrait. Assurément, cette série intitulée “L'air d'autres planètes” repousse les limites du genre vers un horizon de textures et de matières proprement extraterrestres.
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Sur cette toile-ci, en revanche, le ciel est peut-être un peu trop réaliste... On aurait même tendance à prendre les striures du premier plan pour un simple tas de sable... Et à bien y regarder, voilà une planète qui m'a l'air de ne pas être si différente de notre bonne vieille Terre... Ah mais ?!!? Ne serait-ce pas...?... Une dune ?
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Soit. Ne nous ensablons pas plus avant dans cette plaisanterie foireuse, et levons le voile sans atermoyer davantage. Le MALBA1 est à un bon millier de kilomètres de là, et tant pis pour la Difuntita qui squatte dans le virage et affectionne tout particulièrement l'art plastique – quand il s'agit de bouteilles.

1 MALBA, Museo de Arte Latinoamericano de Buenos Aires – Musée d'Art Latinoaméricain de Buenos Aires ; institution artistique d'envergure mondiale.

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Quant à nous, nous louvoyons entre les dunes, en route pour les hauts-plateaux de la province de Catamarca. Nous avons laissé les Valles Calchaquíes derrière nous, et la Cuesta de Randolfo nous hisse à plus de 3.200 mètres d'altitude.
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Puis, après un enchaînement de faux-plats, nous franchissons le seuil de la Puna, à 3600 mètres d'altitude. Gisant dans une étrange mixture de sel, de sable, et que sais-je encore, Pasto Ventura n'a pas peu l'air d'une autre planète !
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Les Martiens, dans le coin, ont le poil soyeux et disputent de truculentes parties de cache-cache dans les pajonales, au grand dam du photographe. D'ailleurs, le doute est semé, et il se pourrait fort bien que les furtives bestioles ne soient que de simples vigognes...
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Ce truc-en-plume-ci, en tout cas, ne peut vraiment qu'être tombé du ciel !... Parvenant à esquisser un gracieux entrechat sans se tordre les guibolles dans la caillasse, l'ovni détale à une vitesse supersonique dès qu'il nous détecte. Suri González, l'autruche la plus rapide de la galaxie.
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Quelques années lumières plus loin, nous entrapercevons le liseré vert des peupliers de El Peñón. Cette oasis est arrimée à une verdoyante vega, chétive coulée de vie phagocytée par un immense désert grisâtre, lunaire.
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Ayant manqué notre alunissage, nous dérivons vers un recoin particulièrement morbide de cette mystérieuse planète. Phase d'approche bâclée. Notre capsule laboure durement le sol et nous secoue comme des feuilles de yerba dans un four à sapecado...
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Lorsque nous reprenons nos esprits, la frayeur le dispute à la stupeur dans notre cervelle sens dessus dessous – où sommes-nous ? La carte indique Carachi Pampa, au sud-ouest de El Peñón ; mais tout porte à croire que nous avons sombré corps et âmes dans la Mer de la Tranquillité...
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Du reste, nous ne sommes pas les premiers hommes à mettre la roue dans cet endroit... Certains astronefs semblent avoir éprouvé quelques difficultés à surmonter les redoutables obstacles qui nous entourent – à moins qu'ils n'y aient pris rien d'autre qu'un malin plaisir. Le vent mettra du temps à effacer ces stupides gribouillages.
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Désireux de ne pas raturer davantage le meuble palimpseste, nous nous extrayons de notre vaisseau et foulons précautionneusement le précieux tapis de régolithes basaltiques, un peu déçus toutefois de ne pas ressentir les bienfaits de l'apesanteur.
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Les fins détritus volcaniques sont heureusement moins volatiles que leurs homologues séléniques, et nous évoluons dans une atmosphère affable. Un grand ectoplasme phosphorescent s'approche à pas feutrés, son voile à peine plissé par un furtif souffle d'air.
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Fuyant la funeste apparition, nous déboulons soudain au beau milieu d'un attroupement stupéfiant, effrayant, incongru et tout bonnement inqualifiable de... de quoi au juste ? Quelles créatures outre-lactéennes ont entreposé ici ce qui ressemble fort aux déchets radioactifs d'une confiserie nucléaire ?
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Le forfait est encore tout frais. Non pas que ces copieux étrons exhalent encore leur tiède fumet – c'est plutôt que l'épaisse couche de poussière opaque qui les entoure n'a pas eu le temps de les recouvrir. Simples hypothèses.
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D'ailleurs, en poursuivant notre exploration, nous constatons non sans étonnement la colossale et conjointe étendue du phénomène et de notre bêtise. Un indicible malaise nous étreint à mesure que grandit la certitude de vivre un cauchemar éveillé...
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Une ou cent heures plus tard, je ne sais plus, nous nous réveillons à El Peñón. L'adobe et le ciel ont un aspect bien terrestre. N'était-ce qu'un rêve ? Supposition démentie par notre GPS, qui a minutieusement relevé nos errances dans ce qu'il référence comme le “Campo de Piedra Pómez” – un champ, une coulée, de pierre ponce. C'était donc ça !
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Nous repartons de plus belle, et notre imagination a tôt fait de reprendre son envol sur le tarmac de cette fabuleuse Puna, à laquelle un cordon de volcans tente vainement d'imposer des bornes. Mais la démesure est telle que les malheureux colosses paraissent bien menus et impotents.
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Sont-ce les résidus d'une navette spatiale qui aurait explosé en plein vol, que l'on a entreposés à la hâte sur un monticule, et agrémentés des colifichets cruciformes d'usage ? Les inconditionnels de la Difuntita, auxquels pas une bouteille en plastoc n'échappe, me tiendront sans doute rigueur de ce blasphème.
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Mais ce sont bien eux les plus sadiques, qui prennent un malin plaisir à dresser ces autels de la soif aux endroits les plus arides du pays... Sur cette portion de Puna, il n'y a strictement rien qui pousse que des cailloux et des cratères – les 200 millimètres de précipitations annuelles ne risquent pas d'y changer grand chose.
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Il n'y a guère que dans les robes basaltiques des volcans qu'un semblant de végétation pointe le bout de ses branchettes griffues blondes comme les blés – c'est la rica-rica, dont les autochtones parviennent à tirer une infusion que les néophytes ne qualifient généralement pas de rica1 à la première lampée...

1 Rico,a = délicieux.

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A mesure que nous progressons, des buissons hirsutes prennent la relève des gringalettes broussailles – on est encore loin d'un sous-bois tropical... La tola affectionne la proximité des rus saumâtres, mais pas tellement la compagnie des morts.
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Quant aux vivants, voici qu'ils refont surface dans le désert, et leur présence est d'abord signalée par les pircas, ces corrals en pierres où l'on parque le bétail la nuit venue. Une série de tolas desséchées ornemente joliment le muret.
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Alentours, c'est un paysage pastoral qui s'étend au pied des volcans Antofagasta {à droite} et Alumbrera {à gauche, au fond}, dont les déferlantes de lave menacent d'engloutir les quadrupèdes bigarrées qui paissent placidement à leur portée – ils ont le temps de voir venir...
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Lesdits quadrupèdes sont bien plus alarmés par l'approche de deux individus suspects armés d'instruments étranges – nous. Au signal du déclencheur, les jeunes lamas détallent et se réfugient dans les jupes pelucheuses de leur mère.
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Tant pis pour eux. Nous avons déjà repéré de moins vigilantes créatures, qui pataugent indolemment dans la lagune voisine, à proximité du Volcan Antofagasta. S'approcher à découvert du rivage bourbeux ne sera sans doute pas tâche aisée...
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Au prix de jurons étouffés et de bas de pantalon maculés, nous venons à bout du glacis gluant de sel et, embusqués derrière un massif de joncs, nous déchiffrons une curieuse partition : croches simples ou doubles, triolet, les flamants semblent épinglés sur une portée musicale.
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Mais à peine sifflotons-nous les premières notes, pour tenter d'entamer la conversation, que la mélodie rompt les amarres et cède la place à une improvisation brouillonne sur le sujet principal de l'Art de la Fugue.
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Délaissant le contrepoint pour la fanfare, nous emboîtons le pas à un troupeau de lamas qui défile dans une martiale harmonie, et c'est sous bonne escorte que nous arrivons à Antofagasta de la Sierra, principale localité de la puna catamarqueña, juchée à 3300 mètres d'altitude.
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Surplombant le village dont il est l'emblème, le Torreón {une grosse peña} n'en finit pas de se fendre la poire – mais visiblement le gardien de ce phare aveugle ne craint pas les coups pendables que lui réserve la cryoclastie – le toit de boue séchée de sa masure est-il si robuste ?
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Un autre promontoire, souffre-douleur, lui, d'un ravinement qui peut être très virulent à la brève mais intense saison des pluies, est avachi au centre du bourg – ce mirador embrasse la quinzaine de cuadras mal équarries de cette modeste capitale départementale.
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Les faubourgs, qu'une troisième éminence domine au nord, attestent d'une expansion démographique moins dynamique que nécrologique... La croissance de cette oasis est tributaire d'une irrigation parcimonieuse qui souffre ces derniers temps d'une moindre humidité atmosphérique.
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Pourtant, l'implantation humaine ne date pas d'hier – pour le vérifier, nous quittons Antofagasta par le nord, en tâchant de ne pas perdre notre route tant le contour des pistes se fond dans la caillasse générale –sans compter les petits malins qui font du hors-piste et brouillent les cartes.
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Notre escapade nous conduit rapidement au sommet d'un tertre, d'où la vue plonge sur un des environnements les plus arides qui soient. Au premier plan, l'empreinte d'un corral, ou d'une habitation, achève de se dissoudre dans cet océan mauve clair.
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Rescapés du naufrage, nous foulons la dalle de tuf du Campo de las Tobas en prenant garde à ne pas trop traîner nos savates sur ce sol tendre qui se prête volontiers à toute sorte de graffitis – une propriété qui n'échappa pas aux muralistes préhistoriques...
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En effet, sur les 3.700 m² de ce site archéologique à ciel ouvert, ce sont près de 250 dessins ou motifs qui gisent là, livrés à la merci des intempéries et du tourisme. Un trésor particulièrement vulnérable, vieux de plusieurs millénaires.
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Parmi de nombreux machins étranges et autres bidules énigmatiques, certains croquis esquissent le profil d'un camélidé, ou ébauchent un semblant d'anthropomorphisme. Le style est rudimentaire, pour ne pas dire enfantin. Oui, l'art rupestre n'est pas mon dada.
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Oups, pardon, désolé de vous avoir marché dessus mon brave monsieur, je ne vous avais pas vu ; allons, allons, ne vous mettez pas dans cet état – vous vous êtes déjà beaucoup arraché les cheveux pour si peu, il ne va bientôt plus rien vous rester sur le ciboulot...
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Quoiqu'il en soit, preuve en est que l'homme fréquente ce milieu depuis belle lurette ; on estime qu'il est arrivé il y a une dizaine de milliers d'années, profitant de conditions climatiques beaucoup plus amènes qu'à l'heure actuelle. Ce sont les petits suris qui nous l'ont dit...
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Messi, lui, a d'autres secrets à nous révéler. Il nous entraîne dans la vallée du Río Las Pitas, qui longe le Campo de las Tobas au sud. L'endroit se nomme Punta de la Peña, et ce fut à l'Holocène un important établissement humain –en témoignent de petits habitats en pierre, œuvre de valeureux travaux de reconstitution.
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Plus authentiques, quelques gribouillis hermétiques retiennent brièvement notre attention, au-dessus d'une fosse d'où l'on a extirpé récemment plusieurs momies désormais exposées dans le poussiéreux musée archéologique d'Antofagasta – l'interdiction d'y prendre des photos vous aura évité de lugubres clichés.
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Laissant Messi retrouver sa radio et les pelouses imaginaires d'une retransmission footballistique, nous revenons un peu sur nos pas, et aidons Doña Morales à manipuler le portillon qui permet d'accéder à ses domaines et à un troisième site rupestre : Peñas Coloradas.
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Aussitôt, au péril de notre crédibilité, nous nous lançons vaillamment à la poursuite du lama à deux têtes {cherchez bien...}. Tel un livre ouvert, disons une bande burinée, nous découvrons la vie trépidante de nos ancêtres les chasseurs-cueilleurs, à l'aube d'une nouvelle ère...
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En effet, il y a 5000 ans, lassés de courre la vigogne et de mastiquer l'astringente rica-rica, les autochtones se lancent dans la domestication et s'essayent à l'agriculture ; les camélidés forcissent, on attend déjà des petits : l'espèce lama est née, et Monsieur Costaud peut crier victoire.
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Quel est cet improbable jaguar qui rode autour du troupeau ? Nul ne le sait. La Puna n'est pas le terrain de chasse privilégié des grands félins, et nos vaillants agrogénéticiens ont bien plus à craindre du climat, qui amorce un regain d'aridité dès cette même époque, ainsi que des conflits tribaux qui ne tardent pas à éclater alors que l'on entre dans l'Histoire.
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L'évolution de l'humanité suit son cours, sans manquer de s'inventer son lot de dieux, pour le cas où l'on viendrait à manquer d'occasions de s'entretuer. A moins qu'on ne trouve à cet affreux jojo des airs d'outre-planète ? Les ufologues en feront leurs choux gras.
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Poursuivant l'audace au-delà de toute mesure, nous grimpons agilement au faîte de la peña – Doña Morales n'a même pas besoin de retrousser ses jupons fleuris pour réaliser ce banal exploit – votre luzerne se porte aussi bien que vous, madame.
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Sur cette terrasse naturelle, dont le rebord semble gommé par un mauvais effet d'optique et la proximité d'une autre peña, d'antiques tombes vidées de leurs occupants ont un je-ne-sais-quoi d'inquiétant... Le profond silence ambiant n'est pas étranger à cette sensation.
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Nous prenons déjà congé d'Antofagasta, non sans solliciter les bons auspices d'Antonio Gil – à mille lieues du Litoral, le Gauchito a fait des adeptes. Hélas, la Pachamama en conçoit un brin de jalousie – il n'est pas dit que notre pusillanime dévotion ne nous porte pas la poisse. On verra bien...
Le périple « La montée aux Enfers » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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