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“Le tour du Huemul”

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Après les formalités d'usage au poste de contrôle des garde-parcs – recommandations générales et décharges individuelles – nous attaquons le sentier sans tourner autour du pot. En point de mire...
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...les crocs cariés du Chaltén dévorent tranquillement le ciel limpide. Décidément, aucun nuage ne vient justifier le nom autochtone du Fitz Roy1 {3405m}.

1 Chaltén est un vocable tehuelche signifiant “la montagne qui fume”, du fait de la présence régulière de nuages, au point que les premiers explorateurs européens crurent qu'il s'agissait d'un volcan. C'est en l'honneur de l'un d'eux que le Perito Moreno baptisa l'aiguille principale du nom de Fitz Roy.

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Un peu plus loin, le Cerro Solo {2121m} mérite à peine mieux ce nom ingrat dont l'affubla un géographe mal inspiré. Cerro Capitán Garfio1 ne vous semble-t-il pas plus pertinent ?

1 Autrement dit : Capitaine Crochet !

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Un troisième lascar se faufile à l'horizon, l'échine blanchâtre et le crâne coiffé de dangereuses flèches émoussées, terreur des andinistes – le dodus Cordón Adela accolé au Cerro Torre {3102m} fracassé.
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Délaissons momentanément les cimes pour les bas-côtés, et prêtons attention à cette plante endémiques à l'arôme particulièrement douceâtre, presque enivrant : la paramela. Aucune propriété aphrodisiaque notoire1...

1 « Parámela », mal accentué, tendait pourtant la perche...

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Cependant, notre sentier traverse un bois de nothofagus, arbres emblématiques de la Patagonie, qui se déclinent en trois espèces ; ici, des ñires, trapus et tortueux, et des lengas élancés.
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Mais bientôt, notre progression se trouve entravée par un éblouissant manteau de neige. “Entravée”, oui – en doutez-vous ?
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Jugez plutôt ! La couche de neige est bien plus épaisse qu'elle n'y paraît, et plus meuble aussi – nous galérons une bonne heure dans la chantilly, craignant à chaque instant de nous blesser sur un branchage escamoté...
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Enfin, nous réchappons de cette épreuve éreintante, sans blessure, mais avec un bâton cassé en deux, fichu. Et devant nous se dresse le colossal Cerro Huemul {2677m}, dont nous allons effectuer la circumambulation les trois prochains jours.
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A la lisière du bosquet enneigé, des lengas ont fait les frais d'un incendie récent – leurs troncs dénudés crient leur détresse grisâtre vers le ciel insensible...
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Quelques ñires ont tiré leurs marrons du feu et survivent, nabots ébouriffés et roussis vaguement flippants...
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Nous franchissons finalement la Loma del Pliegue {“Colline du Pli” – 1200m} et découvrons la vallée du Río Túnel. Dans son échancrure sombre, au pied du glacier homonyme, un petit lac reflète ses eaux claires : c'est la Laguna Toro, notre objectif pour aujourd'hui.
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Alors que la journée tire à sa fin, nous dévalons la Loma, tournant le dos aux cerros Torre et Solo. La nuit bientôt sera là, pressons le pas pour aller planter la tente, et dîner aux lueurs du crépuscule.
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Le lendemain. Sitôt levés et gavés de gâteaux secs, nous levons le camp et contournons la Laguna Toro, impassible comme un miroir – à vous donner le vertige !
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Une barrière rocheuse condamne le défilé, ne laissant pour tout passage qu'une gorge abrupte monopolisée par le cours du Río Túnel. Une tyrolienne en permet le franchissement, mais en cette saison nous optons pour un passage à gué, troquant les godasses pour des chaussons de néoprène.
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Puis, nous entamons la longue ascension qui devrait nous mener au Paso del Viento ; coup d’œil rétrospectif sur la gorge du Río Túnel, chapeautée à l'horizon par le Cerro Grande {2751m} – une épithète bien prétentieuse...
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Chemin faisant, nous effectuons une petite pause pour savourer les baies acidulées de la chaura, alias “Gaulthérie mucronée” dans notre idiome poétique...
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La curiosité satisfaite et les papilles anesthésiées, nous surplombons à présent le Glacier Túnel, dont le front se crevasse hardi-les-miens.
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Nous en foulons prudemment la surface, qui charrie un important matériel détritique, miettes de roches multicolores dégringolées des versants environnants.
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Puis nous reprenons pied sur les parois abruptes de la vallée, bénéficiant maintenant d'un point de vue sur le haut du glacier, à la base du Cerro Grande.
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Nous atteignons la Laguna del Guanaco, dont la surface gelée ne doit pas attirer beaucoup de ces camélidés andins...
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A l'étage supérieur du cours du Río Túnel, le Glacier Quervain ne bouge pas d'un pouce – une petite blague que les rhumatologues apprécieront certainement. Du reste, comme ses congénères, ledit glacier recule à vue d’œil...
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Et nous poursuivons derechef l'ascension. L'altitude peu élevée est moins problématique que la neige, dont la complexion moelleuse ralentit la progression...
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A force d'abnégation héroïque et de muette souffrance {j'en rajoute un peu...}, luttant corps et âme contre les forces telluriques, diaboliques, cosmiques {juste un peu...} – nous approchons peu à peu du col effilé...
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Et voici le Paso del Viento {1428m}, que le vent a heureusement décidé de laisser tranquille aujourd'hui – décidément, l’oronymie est en porte-à-faux depuis le début ! Encore quelques dizaines de mètres...
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...et le panorama s'ouvre brutalement sur l'un des spectacles les plus grandioses des Andes méridionales : le Campo de Hielo Patagónico Sur.
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Le “Champ de Glace Sud” possède une superficie qui le place au troisième rang mondial – loin derrière le Groenland et l'Antarctique, évidemment. Près d'une cinquantaine de glaciers se détachent de ce “no man's land” frontalier que se partagent pourtant scrupuleusement l'Argentine et le Chili.
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A l'horizon, vers l'ouest, le Cordón Mariano Moreno couvert de neige constitue en quelque sorte la colonne vertébrale du Champ de Glace – et accessoirement la limite internationale entre les deux pays ; une guirlande de sommets compris entre 2000 et 3393 mètres d'altitude {pour le Cerro Franciso P. Moreno}.
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Le point de vue est tout bonnement saisissant, et l'on peine à reprendre la marche après un bref pique-nique. Une petite sieste prolonge le plaisir, sans que nous parvenions à fermer les yeux devant cette immensité fascinante, vaguement terrifiante...
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A peine remis de notre émerveillement, nous amorçons une brève descente sur le versant occidental du Paso del Viento, sans perdre de vue cette Mer de Glace aux dimensions océaniques...
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Le sentier va désormais longer l'une de ces langues de glace que l'ogre blanc étire vers la Patagonie argentine : le Glacier Viedma, dont on voit ici l'étranglement initial, balafré de moraines centrales grisâtres.
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Quant à ses gigantesques moraines latérales, elles constituent de formidables remparts de roches concassées – et la moraine gauche {ici visible à droite} nous obstrue bientôt la vue.
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Mais voici la Laguna del Refugio {925m}, flanquée de son modeste refuge éponyme – c'est ici que nous établirons notre second bivouac. Au sortir de l'hiver, la lagune est à son niveau le plus bas ; sur la rive opposée, la moraine du Viedma bouche la vue – et le vent !
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Un coup d’œil rapide au refuge, qui s'apparente davantage à un dépotoir délabré, nous dissuade d'y prendre nos aises ; nous dresserons donc les tentes pour la nuit.
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Un couple d'agachonas grandes {“Attagis de Gay” en français, Attagis gayi pour les latinistes} fait un raffut de tous les diables, jouant manifestement à une version coquine de chat-perché.
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En attendant l'heure du dîner, nous crapahutons à l'assaut de la moraine latérale, dont l'épaisseur ménage de petits vallons chaotiques où se niche un chapelet de lacs translucides.
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Franchis ces obstacles sans se tordre de cheville, nous apercevons à nouveau le Glacier Viedma, qui scintille sous les dernières lueurs du jour. En face, la rive droite appartient à la Réserve Naturelle “Stricte” du PN Los Glaciares, dont l'accès est défendu.
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De toute façon, nous n'avions guère l'intention de traverser, cela va sans dire... Randonner sur le Viedma, on a déjà donné – c'est un exercice très acrobatique, qui s'apparente parfois à de l'escalade pour franchir crevasses et rouleaux de glace ! Et la largeur du glacier à ce niveau frôle les 7 kilomètres... Autant dire qu'il faudrait la journée... Nous nous contentons d'admirer la Laguna Pepa.
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L'aube du troisième jour nous trouve levés de bonne heure, prêts à affronter la journée la plus longue et la plus exigeante du trek, dont le point culminant sera le Paso del Huemul. Pour l'instant, le sentier amorce un cheminement panoramique en surplomb du Glacier Viedma.
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Outre les crevasses innombrables, on distingue parfaitement les moraines centrales, fruits de la jonction de différents bras de glace. La plus importante de ces moraine ondule telle un serpent de terre brune, dont le matériel a été arraché au Nunatak Viedma ;
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on aperçoit celui-ci en amont, îlot rocheux totalement cerné par le glacier, au pied du Cordón Mariano Moreno. La glace elle-même offre des couleurs nuancées, parfois bleutées, en fonction du degré de compactage exercé par cette confluence infiniment lente mais terriblement puissante.
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En ce qui nous concerne, notre progression est ralentie par le cours de plusieurs torrents tributaires du Viedma, dont certains sont encore partiellement gelés.
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Nous profitons d'une halte au bord de la Laguna de los Juncos {805m} pour nous goinfrer de fruits secs en prévision de la belle grimpette qui nous attend. Passages en corniche et à-pics verglacés incitent le photographe à ranger son matériel ;
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la dernière section, schuss ascensionnel dans la caillasse, est moins risquée {excepté pour les chevilles}, et on retrouve le sourire {un tantinet crispé}.
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Enfin nous atteignons le Paso del Huemul, 846 malheureux mètres d'altitude qui nous ont donné bien du mal. Pas le moindre huemul à l'arrivée, ce petit cervidé patagon endémique n'est pas du genre à venir applaudir les randonneurs.
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Pique-nique, sieste, selfie, méditation – le col nous retient une petite heure, le temps de s'imprégner longuement du tableau. Le Glacier Viedma, dans presque toute sa longueur ; ne manque que le front – ce sera pour tantôt...
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A présent, il va s'agir de redescendre d'une traite jusqu'au rivage du Lago Viedma, le lac glaciaire où le glacier homonyme termine sa course infinitésimale. On en aperçoit en bas à droite quelques menus icebergs à la dérive.
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Avant de pouvoir les admirer de plus près, un petit dénivelé de 600 mètres s'offre à nous. Il nous faut d'abord franchir un bosquet de lenga achaparrada, version “trapue”, atrophiée, de la lenga ;
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sculptée par le vent redoutable qui souffle sans discontinuer depuis le Pacifique vers l'Atlantique, s'engouffrant avec virulence dans la passe pelée du Paso Huemul, la lenga achaparrada se contorsionne au ras du sol, telle un bonsaï ;
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non moins admirable que sa forme tarabiscotée, sa couleur brun doré réveille en nous une vive appétence pour les desserts chocolatés... Mais les douceurs ne sont pas pour tout de suite...
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Un passage lourdement meringué a tôt fait de nous écœurer, et l'on piétine un bon moment dans les fourrés, pestant contre les branchages griffus et la neige retorse. Le guide tâtonne un peu pour retrouver le chemin enfoui, mais son instinct infaillible nous aiguille rapidement vers des parages moins périlleux.
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Bientôt, les lengas reprennent des proportions plus amples – à moins qu'il s'agisse de ñires ? Les différentes espèces de la famille des nothofagus ne sont pas toujours aisément différenciables pour les amateurs peu éclairés que nous sommes...
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Nous nous rapprochons du Lago Viedma ; les icebergs grossissent, la pente s'accentue – un petit passage en rappel vient rompre la monotonie d'un sentier de plus en plus casse-gueule, où plus d'une fois nous atterrissons sur les fesses dans les graviers fuyants.
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Et voilà, nous y sommes ! Le rivage, et cette soupe laiteuse du Lago Viedma, où flottent les témoins de l'irrésistible déréliction glaciaire de notre époque, « o témpanos1, o mes fesses ! » ne manqué-je pas de soupirer doctement en m'époussetant le postérieur constellé de cailloux.

1 Témpano = iceberg, en espagnol.

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En remontant la berge sur une centaine de mètres, on aperçoit le front du Glacier Viedma, après qu'il a brusquement obliqué à bâbord. Écrin multicolore de toute beauté...
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En parlant de couleurs, voici ce que nous réserve l'aurore du lendemain... Après avoir établi notre campement à quelques mètres de la grève, et dormi du sommeil des justes, nous nous levons avant l'aube pour saluer l'astre renaissant. Le Lago Viedma semble prendre feu...
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Puis le soleil se ravise et, boudant les teintes orangées trop classiques, il entreprend de tartiner les cieux, les reliefs et l'onde impavide d'un badigeon empourpré, carrément violacé.
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Derrière nous, le Cerro Huemul en prend plein la tronche – on aperçoit sur la gauche le Paso Huemul, que nous avons franchi la veille, et la descente abrupte consécutive...
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Nous poussons notre balade matutinale jusqu'aux rives de la Bahía de los Témpanos {Baie des Icebergs}, pour admirer une dernière fois le Glacier Viedma. Malheureusement, le soleil a remballé sa boîte à crayons de couleur, et une chape de nuages grisâtres enveloppe bientôt la cordillère. Au premier plan,...
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...des bouquets de mata guanaco, une plante endémique aux jolies fleurs en flammèches cramoisies, dont le nom assassin ne nous dissuade pas de goûter les pétales sucrés, comme nous le propose notre guide – après tout, nous ne sommes pas des guanacos !
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Une nuée de negritos australes volète autour de nous, chaudement emmitouflés dans cet amusant châle brun qui leur vaut le surnom de sobrepuestos. Piédestal de toute beauté.
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Cette quatrième et dernière journée s'achève sous un ciel chafouin, par l'interminable traversée du Campo Ventisquero, tapis de steppe vallonné dominant un Lago Viedma terni. La bruine nous taquine ; quelques passages marécageux nous chiffonnent... Et la faim nous étrille, aiguisée par un petit-déjeuner trop succinct. A notre grand soulagement, l'estuaire d'un río se dessine en contrebas – serait-ce enfin le bout du Túnel ?

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