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“L'heureux naze et la cigogne”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « Contes et déconvenues du Chaco (et d'ailleurs) ».
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Une nouvelle journée à Filadelfia, en compagnie de l'inénarrable Hans, qui nous a donné rendez-vous au pied du monumental quebracho colorado momifié commémorant le cinquantenaire de la Colonie Fernheim.
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A proximité se dresse l'ancienne Koloniehaus1, une bâtisse construite dans le style affectionné par les premiers colons, étrange métissage architectural entre le chalet alpin et la culata yovai2 paraguayenne.

1 Centre administratif de la colonie, l'un des quatre premiers bâtiments publics de Filadelfia.

2 La culata yovai est l'habitation traditionnelle du Paraguay, constituée de deux maisonnettes séparées, regroupées sous un même toit qui fait office de préau ; l'espace entre et autour des maisonnettes, ainsi ventilé et ombragé, sert généralement de living-room. Dans le cas de notre photo, c'est l’auvent périphérique qui évoque cette architecture. Les Mennonites n'ont pas retenu le concept du “living-room en extérieur” ; tout est question de pudeur.

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Elle abrite aujourd'hui le Musée historique et faunistique Jakob Unger, du nom d'un des premiers pionniers, esprit scientifique qui s'est voué à l'étude systématique de la richissime faune du chaco.
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L'attraction principale en est une exceptionnelle collection taxidermique, riche de plus de 200 oiseaux, tel cet intimidant jabirú, cousin excentrique de la cigogne.
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Entre les armoires où sommeillent rapaces et passereaux rodent nonchalamment d'inquiétants mammifères ; foin du délit de sale gueule, ce tamanoir est {définitivement} inoffensif –
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de même cet autre membre de la famille des fourmiliers : le tamandua1, figé toutes griffes dehors dans l'attitude agressive d'une peluche maltraitée – pas de quoi effrayer son robuste voisin le tatou.

1 Nom scientifique : tamandua tetradactyla ; communément appelé oso mielero, soit “ours à miel”, car en plus de se nourrir de fourmis et de termites, comme tous les fourmiliers, il apprécie le miel et les abeilles.

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Suspendu aux poutres de la salle, un paresseux vient compléter ce charmant tableau de famille, formant avec les fourmiliers, dont il partage de nombreux traits morphologiques, le bien-nommé ordre Pilosa1.

1 Un ordre exclusivement présent en Amérique. A ce sujet, il ne faut pas confondre les fourmiliers américains {les plus fameux, ici photographiés}, placentaires, avec les fourmiliers australiens {myrmécobie à bandes}, marsupiaux.

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Pour couronner cette exposition de toute beauté, sans aucun doute la pièce maîtresse du musée, témoignage muet d'une souffrance ignoble : ce veau est mort perforé à petit feu par la croissance distordue de sa corne.
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Au rez-de-chaussée du musée, un bric-à-brac de meules, rouets, rabots, et divers autres ustensiles archaïques, témoigne du dur labeur des pionniers.
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Vingt ans après leur installation dans ces parages primitifs, le téléphone arrivait déjà à la colonie, première étape d'une modernisation inévitable qui culmine aujourd'hui avec internet et la téléphonie mobile.
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Après la zoologie et la technologie, place à la botanique – on badaude dans le paysagisme soigné du jardin municipal. On s'extasie poliment.
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S'y épanouit un coquet assortiment de cactées, parmi lesquelles quelques exemplaires de l'autochtone gymnocalycium mihanovichii. Voilà pour la page botanique, qui nous passionne toutes et tous.
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Mais moi, ce que je préfère, c'est me payer la tronche des animaux en captivité, c'est autrement plus rigolo. Direction le zoo, donc, situé dans l'enceinte de l'Hôpital Psychiatrique – Filadelfia connaît déjà les ravages de la modernité.
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Une paire de gracieux tapirs se réjouit aussitôt de notre venue, souriant de tous leurs chicots, la trompe agitée de petits reniflements humides en guise évidente de bienvenue. Ils éructent joyeusement.
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Balayant l'air de son appendice morveuse, l'Iroquois horrible pourfend les mouches, nombreuses à se disputer les restes d'un précédent festin coincés dans sa gueule fétide.
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Les pauvres chimères se démènent pour nous apitoyer, l'œil moite et le sourire béat. Parent du cheval et du rhinocéros1, dixit la taxologie – je pencherais plutôt pour un croisement entre un éléphant et une souris.

1 Equidés, rhinocérotidés et tapiridés sont les trois familles qui composent l'ordre des Perissodactyles, animaux ongulés possédant un nombre impair de doigts aux membres postérieurs {1 pour le cheval, 3 pour le rhino et le tapir}, le doigt médian portant le poids du corps.

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Mais ce Babar au rabais tient également du zèbre et de la girafe, à en juger par la crinière hirsute et le cou extensible, dont les vertèbres menacent de se déboîter sous l'action d'une goinfrerie trop aiguë.
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Une pointe d'indicible lassitude perce dans le regard vitreux qu'il décoche à son tortionnaire. Un frémissement d'exaspération titille ses babines retroussées. « Allez, t'as gagné, on verra une autre fois pour l'orthodontie –
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tiens, gros glouton, tu l'as bien mérité ! ». Et le monstrueux broyeur buccal se précipite sur le savoureux branchage, le réduisant férocement en une infâme purée verdâtre qui lui barbouille les commissures lippues.
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Profondément choqué par ce spectacle sordide, un élégant guacamayo jacinto1 en reste bec bé. Et refuse absolument de bavarder avec nous.

1 Le Guacamayo Jacinto {en Français : Ara Hyacinthe} est le plus grand {et peut-être le plus beau} de tous les perroquets ; il est actuellement en danger d'extinction.

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Je retente ma chance avec ce sapajou tapageur et survolté qui, entre deux cabrioles, vient nous toiser d'un haussement de sourcils. « Guili-guili ! gouzi-gouzi ! Donne la papatte ! ».
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[« Ce qu'ils peuvent être idiots, ces hominidés débiles »] Ceci est un message du WWF : la captivité, c'est déjà pas très rigolo ; alors n'en rajoutez pas : laissez les animaux croupir en paix. Mea Culpa.
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Sur ces bonnes paroles, nous quittons cette double prison psychiatrique et zoologique, et faisons route vers Campo María, une réserve naturelle subventionnée par le Chortizer Komitee1.

1 La coopérative mennonite – voir l'album précédent.

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Notre propre auto étant toujours retenue chez le garagiste, c'est Hans qui nous véhicule au cœur de cette zone protégée. Nous stationnons face à un immense Palo Santo, et grimpons un tertre crevassé ;
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au sommet, se dresse un mirador bardé de fières réclames vantant « le panorama naturel du Chaco » et ses « magnifiques humedales» – comme s'il y avait tant de passants que ça à racoler !
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Tranchant l'impénétrable monte de leur langue d'acier contourée de rendures salines, un chapelet de lagunes fonctionnant en vases communicants attend les pluies pour que renaisse le río moribond qui les relie au lointain fleuve Paraguay.
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Mais en cette fin du mois d'août, l'hiver bat son plein et l'épouvantail de la sécheresse effarouche la faune palustre et les Mennonites les plus endurcis. Nous suons tout notre soûl à l'ombre d'un effrayant samu'u.
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Bouleversé par le passage de notre pick-up, un troupeau de zébus s'égaille dans la broussaille décharnée. « Hans !... Non, rien, excuse-moi ». Je préfère renoncer à la blague du “zébu-zéplusoif”, trop technique en espagnol.
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Quant à nous, nous roulons notre bosse hors du matorral pour alunir sur un éblouissant cagnard de sel.
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Et nous accostons au rivage de la première lagune venue. Le pourtour en est entièrement craquelé, fêlé par l'effet dévastateur d'un soleil qui lampe de grandes gorgées d'eau au rythme d'une évaporation effrénée.
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Aux abords de l'eau, le sol demeure encore un peu spongieux, et le ballet d'une troupe de flamants roses s'y est imprimé, tel le mode d'emploi d'une leçon de tango.
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A proximité, trois grands doigts crispés et un talon bosselé suggèrent un animal aux pattes moins chétives que les frêles quilles des flamants – un ñandú, sprinter puissant et véloce.
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A l'autre extrémité de la lagune, une escouade de flamants vient d'amerrir – c'est tout de même plus photogénique qu'une série de dactylogrammes ! Nous tentons une approche.
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Mais à peine avons-nous esquissé quelques pas dans leur direction, que nos faciès vraisemblablement patibulaires effarouchent les pattes tubulaires.
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Et, sans attendre que nous flinguions nos godasses dans le pourtour boueux, l'escadre noir-blanc-rose prend son envol au-dessus d'une colonie de teros reales, qui refusent de céder encore à la panique.
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Moins volatile, une horde de pécaris batifole indolemment dans un bout de ruisseau rachitique et fangeux, grognant à cœur joie et empestant tout leur soûl, bataillant du groin pour gagner chacun son lopin de balneario.
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Pâmés par le spectacle bouleversant de cet instant de pure poésie comme seule la Nature peut en réserver, nous relâchons autour de quelques tartines de pâté de pécari. « De pécari ????!!!!? » – Quel boute-en-train, ce Hans1 !

1 Rappelons que le pécari est une espèce protégée, hors de question de le chasser et encore moins d'y goûter.

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En milieu d'après-midi, nous rebroussons chemin, et immortalisons au passage ce splendide arbre-trompette, alias lapacho amarillo, qui claironne de ses cuivres scintillants dans un ciel sans parasitages.
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Nous délaissons maintenant les bleusailles lagunaires pour les marécages verdoyants, où pataugent de ventripotents ruminants, certes moins faméliques que les précédents zébus.
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On évitera soigneusement d'aller troubler la digestion de ces donzelles, dont les maris cornus surveillent de près les fréquentations.
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Nous nous éclipsons donc jusqu'à la Laguna Salazar. Encore une lagune, mais faune et flore y sont tout autres : la provision d'eau y est plus abondante et douce ;
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et si la profondeur n'est pas non plus très significative, elle est toutefois suffisante pour que s'y meuvent sournoisement certains bathyscaphes dotés de périscopes crochus – deux caïmans en maraude.
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Plus paisible, mais non moins redoutable pour la poiscaille, ce martin-pêcheur pourlèche déjà ses babines acérées au vu de quelque bulle d'air éclosant à la surface de l'eau...
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Du reste, alors que les premiers reflets du crépuscule colorent l'onde de teintes violacées, tous les marins d'eau douce sont de sortie pour une virée halieutique, ratissant les hauts-fonds de leur chalut spatulé ;
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sitôt sa proie enfournée dans le gosier, et charcutée en deux trois claquements de bec, ces grands tabuyayás décampent à tire-d'ailes.
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Fichant de grandes claques noires dans le ciel imperturbable, ce cousin américain de notre cigogne cheminicole n'a que faire de brinqueballer les nouveaux-nés mennonites.
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Une multitude d'autres oiseaux de toute plume et de toute taille hantent les herbages qui ondulent à la surface du marécage, joignant en chœur leurs piaillements : « karaou, karaou », martèle l'onomatopéique Carau ;
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sur ce rythme staccato, greffé de lambeaux de gammes et vocalises étranglées, sonnent les glissandi rauques du Chiflón, véritables ondes Martenot – Messiaen ne renierait pas cette page ornithophonique !
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Sur le bandeau de terre ferme circonscrivant l'étang, de nombreuses curiosités régalent l'appétit mortuaire du promeneur ; ainsi ce myriapode squelettique, défroque d'un serpent victime de voraces échassiers.
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Pour enrichir cet ossuaire zoologique, Hans exhibe subitement ce crâne de yacaré, et l'agite jobard sous nos mentons stoïques ; faute de prédateur, ce redoutable crocodilien a vraisemblablement joui de sa belle mort.
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Moins chanceux dans le bon déroulement de leur vie, ces crustacés, trop savoureux dans cet écosystème de gastronomes, ont fait les frais d'un glouton Caracolero1.

1 Le caracolero, dont le surnom signifie “crabier” en référence à sa nourriture de prédilection, est le seul rapace à posséder ce curieux régime alimentaire ; il s'agit d'un milan palustre, du genre Rostrhamus {étymologiquement : “rostre en hameçon”}. Il fréquente les zones tropicales ou chaudes du continent américain.

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Au rayon entomologique, s'il est impossible hélas de photographier les nuées d'insectes qui rivalisent de loopings autour de nous, ce cocon comme passé à la chaux témoigne du gabarit des papillons tropicaux.
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Enfin, une rapide prospection dans le domaine de la botanique impose le même constat que dans les zones plus arides du Chaco : il n'est pas une seule plante, un seul arbre, qui ne possède des épines meurtrières1.

1 Rappelons que ça n'est d'ailleurs nullement leur vocation que d'être meurtrières, à l'inverse de leurs homologues du règne animal ; les épines végétales sont des feuilles atrophiées, dont la structure permet une meilleure protection contre le soleil, et une meilleure captation de l'eau ; d'où leur prolifération dans les région arides. Il ne s’agit donc absolument pas d’un moyen de défense.

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Cela n'empêche pas que s'épanouissent de splendides fleurs, clinquantes et alambiquées, telle cette Caraguatá, une broméliacée que Hans, mi-figue mi-raisin, s'empresse d'offrir galamment à Anne.
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Sur ce badinage bon-enfant, nous migrons vers une dernière lagune, beaucoup plus étoffée que les précédentes. Sur le pied de guerre, Nico jauge déjà l'imminent coucher de soleil, ourdissant quelque cliché romantique...
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Le flot froissé flamboyant se prête volontiers à un premier plan de bon-aloi, tandis que sur le chevalet de l'horizon trône un hommage inaccoutumé mais authentique de Rothko à la rotondité.
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Moi, je trouve que cette surimpression en ombres chinoises serait du plus bel effet, reproduite sur une serviette de plage ou sur des pare-soleils à l'arrière de notre auto. Non ?
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Trop flatté qu'on lui prête autant d'attention, le crépuscule rougit violemment et cache brusquement sa timidité derrière les fourrés. Circulez, il n'y a plus rien à voir !
Le périple « Contes et déconvenues du Chaco (et d'ailleurs) » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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