Recherche en cours

“Yerba, mission impossible”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La Quête du Maté ».
1
Quelque part dans les Missions, au cœur de l'enfer impitoyable de la forêt vierge, à l'heure où le jaguar sanguinaire rode pernicieusement, et où la flore carnivore entrouvre ses mâchoires venimeuses...
2
« Tiens : Beaugency, c'est charmant Beaugency, j'irais bien visiter Beaugency, moi, un de ces quatre, ça te dit ? – Oui, pourquoi pas, ou la Beauce : t'as vu ce cliché aérien de toute beauté ? »
3
Tandis que la pluie tambourine sur la charpente de notre abri de fortune, nous grelottons auprès du feu de camp que nous avons allumé au prix de mille efforts, luttant contre le vent, le froid, le jaguar, etc.
4
Notre besace est vide, il ne nous reste plus rien à nous mettre sous la dent depuis que nous avons dû sacrifier nos victuailles pour détourner le fameux jaguar de ses inqualifiables desseins anthropophages.
5
Mais voici que le temps se dégage enfin, et nous pouvons sortir de notre “refuge” pour apprécier le paysage et revenir à une réalité moins pathétique.
6
Notre gîte, “La Chacra”, ancienne ferme reconvertie en coquette posada, est serti d'une propriété proprette, davantage jardin anglais que jungle tropicale.
7
Ultimes témoins de la végétation originale, ces grands Pins Paraná, au tronc nu couronné d'un ramage diffus de pompons dégarnis, sont alignés au cordeau sur un gazon soigné. Mais où est passée la selva ?
8
Pata, notre hôte, rectifie la géographie des Missions dans notre imaginaire mal documenté : « la selva, c'est bon pour les Parcs Nationaux, à la frontière ; ici, au cœur des Missions, le bois est un business ! ».
9
Et de nous expliquer que des générations de sylviculteurs ont mis la contrée en coupe réglée, rasant la selva et supplantant le Pin Paraná au profit de son vulgaire parent européen, plus rentable.
10
Pour mieux nous en persuader, nous sommes invités à visiter l'industrie familiale, qui compte une scierie et une menuiserie, ainsi qu'une fabrique de yerba {nous sommes toujours sur la piste du maté !}.
11
La scierie est à peu prêt déserte – nous badaudons l'âme en peine entre la piscine à détergents et les frêles chaînes de production, à l'arrêt.
12
Nous avisons un employé qui est absorbé dans le spectacle réjouissant d'une scie à l'aiguisage – le semblant d'explications qu'il nous dispense est englouti par le bruit infernal de machine.
13
Puis, nous jetons un œil dans le séchoir, par pure politesse : un chariot de lattes de bois, à peine sorties de la piscine, achève de se déshydrater dans une ambiance torride. Nous ne nous moisissons pas ici.
14
Nous gagnons ensuite la menuiserie, à quelques centaines de mètres de là, et arrivons à temps pour arracher le malheureux ouvrier aux tentacules herculéens d'une hydre vrombissante.
15
Réparée cette fâcheuse méprise, nous laissons le paisible xylophage aspirer gloutonnement les copeaux, tandis que ses coéquipiers façonnent des lames de parquet à une cadence stakhanoviste.
16
Nous passons dans la pièce suivante, un vaste atelier balayé de courants d'air frisquets, où règne une agitation de fourmilière. Une demi-douzaine d'ouvriers s'affairent autour d'un établi ;
17
on y assemble frénétiquement une série de tables de jardin, un travail à la chaîne qui s'effectue dans une ambiance tout de même très artisanale.
18
Sitôt terminé, le meuble aux pieds escamotables est emballé selon une technique éprouvée qui nécessite visiblement des années de pratique du cheval d'arçon ou de quelque agrès périlleux.
19
A présent, nous atteignons le saint des saints de l'entreprise familiale, et nous abandonnons le cycle du pin pour un tout autre arbuste : le maté ! Nous y sommes ! A nous le secret de l'herbe magique !
20
Hélas, la bâtisse est désertée : nous sommes samedi midi, et les employés s'apprêtent à rentrer chez eux. Les rampes labyrinthiques qui baladent la yerba sont arrêtées. A l'arrière-plan, le four somnole ;
21
nous risquons un œil dans sa formidable turbine, où d'ordinaire transite l'herbe lors du “sapecado”, première phase du long processus de séchage {qui est le seul traitement subit par l'herbe} ;
22
un retardataire nous ouvre aimablement les portes du séchoir, deuxième étape du parcours : dans cette ambiance torride, l'herbe, soigneusement étalée, achève de rejeter ses derniers picolitres d'humidité.
23
Ensuite de quoi, le tapis roulant se met en branle et déverse sa cargaison en bout de chaîne, dans de grossiers sacs de toile. Mais ce périple de quelques heures n'est qu'un préambule à l'élaboration de l'élixir ;
24
car l'herbe va ensuite mûrir une dizaine de mois dans cet entrepôt poussiéreux. La visite s'achève, laissant autant d'interrogations que de particules de poussière en suspens.
25
A peine rentrés à La Chacra, nous tentons de combler notre curiosité insatisfaite par de saines lectures, en vain : ce catalogue de matés coloniaux n'en dit pas plus sur l'obtention de l'herbe, ni sur l'aspect de l'arbuste.
26
Désireux de persévérer dans notre enquête, nous nous transbahutons jusqu'à la Mission jésuite de San Ignacio Miní1, dont le petit musée préliminaire propose une intéressante maquette.

1 Miní = mineure, par opposition à la mission originelle {majeure}, fondée sur le territoire de l’actuel Brésil, en 1611, avant d'être transférée à son emplacement actuel, en 1696, pour fuir les exactions des bandeirantes brésiliens.

27
La réalité du site archéologique semble toutefois moins pimpante : un tas de pierres branlantes enfouies dans un épais maquis tropical nous accueille à la sortie du musée.
28
Depuis l'expulsion des Jésuites en 1767, la mission a été saccagée à tours de bras par bandeirantes, soldatesque puis colons, à des fins diverses et souvent viles.
29
La prolixe végétation reprit peu à peu ses droits, tel ce corpulent figuier étrangleur qui s'est développé à califourchon sur une colonne, et dont l'étreinte mortelle intimide les costauds.
30
Alors que nous débouchons sur la place centrale, autour de laquelle s'organisaient les différentes dépendances de la Mission, l'architecture ressuscite et le gazon remplace la forêt vierge ;
31
non pas que cette partie ait été épargnée par les destructions, mais les ruines en ont été partiellement relevées entre 1940 et 1948, et ré-assemblées à la manière d'un puzzle géant. Il manque visiblement quelques pièces.
32
Ce travail archéologique colossal a été récompensé, et son effort pérennisé, lorsque l'UNESCO a classé San Ignacio Miní au Patrimoine Mondial, en 1983, avec quatre autres missions argentines et brésilienne.
33
La valeur de ce trésor de l'Humanité tient notamment à son architecture dite du “Baroque Guarani”, un style métisse hérité du Baroque et adapté aux contingences locales.
34
En effet, faute d'architecture vernaculaire, les Jésuites ont apporté dans leurs bagages la boîte-à-outils des canons tridentins : colonnes, chapiteaux, frontons, etc.
35
Mais si le vocabulaire ornemental se nourrit du bestiaire catholique, avec anges et coquillages, les mains indigènes qui l'ont façonné lui ont insufflé leur propre sensibilité, emprunte d'une certaine maladresse.
36
Derrière le porche splendide, il ne reste pas grand chose de l'église, si ce n'est la perception de ses vastes proportions : 74m de long, 24m de large ; à son apogée, en 1732, la Mission recensait 4.000 paroissiens !
37
De chétifs échafaudages étayent les parois, évoquant involontairement le souvenir de la première église, en bois, du temps où les Jésuites n'avaient pas encore enseigné à leurs ouailles l'art de la maçonnerie.
38
Les sols sont d'origine, comme le précise cette pancarte non moins antique, mais le bel ordonnancement des dalles, alternant disques et bandeaux, est dans un état avancé de fissuration.
39
A hauteur du transept s'ouvre ce porche latéral de toute beauté, aux curieuses colonnes végétales, surmonté d'un troublant bas-relief où de lascives sirènes supportent le monogramme jésuite ;
40
là encore, le raffinement maniériste évoque davantage les fastes de la dispendieuse Curie romaine que l'âpreté du renoncement monastique – les Jésuites sont d'incorrigibles esthètes !
41
L'arche somptueuse donne accès au “Patio del Colegio” : en guise de cloître, il s'agit du Collège, épicentre administratif de la Mission et résidence des Pères.
42
Si la maçonnerie frise souvent avec le rafistolage {tel ce camaïeu rubescent qui imite étrangement les figures équarries jusqu'à l'abstraction qui s'emboîtent dans les tableaux de Nicolas de Staël},...
43
...huisseries et chambranles sont l'objet d'une esthétique fantaisiste, où l'archétypique triglyphe cohabite avec d'exotiques chapiteaux butinés par d'amusants papillons aux ailes stylisées.
44
Laboratoire de cet Ordre de scientifiques et d'hommes de lettres, le Colegio régissait l'éducation de la population guaranie, largement alphabétisée, et très instruite dans les disciplines artistiques, notamment la Musique.
45
L'après-midi tire à sa fin, et Nico remise l'appareil dans sa sacoche ; le temps s'est couvert subrepticement, éteignant d'un coup la luminosité de la pierre, désormais d'une impensable noirceur.
46
Alors que les premières gouttes de pluie nous chassent de la mission, ce distributeur d'eau chaude au profil aérospatial nous rappelle que notre enquête sur le maté n'a pas décollé.
47
Retour à La Chacra par des chemins de traverse, dont une saucée fournie rend la pratique délicate, et ce rodéo dans les flaques agrémente le paysage d'un calque pointilliste – “Projection, soleil couchant”.
48
Toutes ces émotions nous ont ouvert l'appétit, et, lorsque Pata vient nous aguicher avec ce splendide pan casero, nous le suivons bien volontiers vers la salle à manger.
49
Le lendemain matin, à peine repus de notre banquet de la veille, Norma, merveilleuse cuisinière, nous assène d'emblée une portion de gâteau à la mandarine au petit-déjeuner.
50
Si délicieux fût-il, la digestion s'opère non sans quelques difficultés, et c'est grimaçants que nous entamons un petit tour de la propriété, toujours en quête de l'introuvable herbe à maté.
51
Nous avons d'abord cru que ces haies fluorescentes en étaient une plantation, mais il s'avère que ce sont des théiers : les Missions sont également la principale productrice de thé en Argentine.
52
Aiguillés par les infos de Pata, nous identifions bientôt le fameux arbuste qui fournit la yerba : entre les alignements de théiers, ces troncs impitoyablement élagués sont tout ce qu'il en reste après la récolte !
53
La matinée tire à sa fin, et notre séjour à La Chacra s'achève. Nous prenons congé, non sans emporter une part monstrueuse de gâteau. Vu la météo, il nous faudra bien ça pour garder le moral !
Le périple « La Quête du Maté » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

Une question ? Une remarque ? Une erreur à signaler ? Écrivez-nous :

Envoyer

Vous pouvez aussi nous retrouver sur les forums et réseaux suivants :

FacebookGoogle+Le RoutardVoyage ForumFrench Planète

Au fait : qui sommes-nous?