Recherche en cours

“Sculpteurs et tambourinements”

1
Le Paraná – savante alchimie de puissance et d'indolence. Dans la torpeur d'une chaude matinée d'été austral, de rares embarcations osent affronter les Sept Courants éponymes de la ville de Corrientes.
2
Pour accéder à la ville, et à la Province du même nom, le Pont Belgrano étire ses piles sur 1,7 km de long ; avec ses 35 mètres de haut, il permet le passage des gros tonnages qui relient le Paraguay1 à l'Atlantique.

1 Enclavé au cœur du continent, le Paraguay a toujours craint l'asphyxie ; le Paraná est son unique débouché maritime, donc son poumon économique, mais son embouchure est contrôlée par Buenos Aires, qui a longtemps exercé une influence néfaste sur ce petit voisin dont elle n’a jamais digéré l’indépendance.

3
Construit en 1973, ce pont est le plus septentrional des seuls 4 ouvrages qui, sur 850 km, relient les 200.000 km² de la Mesopotamia au reste de l'Argentine !
4
Les eaux particulièrement terreuses du Paraná n'effraient pas les Correntinos, qui s'entassent sur les plages avec cette conviction bien argentine que plus on est mieux c'est.
5
Sur la rive gauche, Corrientes bénéficie d'une position remarquable, dans la vaste courbe du fleuve, suffisamment surélevée pour ne pas en craindre les débordements intempestifs.
6
Pas davantage de “débordements” dans les rues, où la paisibilité est de mise – rare sont les passants qui se risquent dehors aux alentours de midi.
7
Il n'y a guère que l'immanquable “Peatonal” pour attirer un tant soit peu les foules – mais à 13h, on ferme boutique, sieste oblige.
8
Qu'importe, nous ne sommes pas venus pour faire les soldes – on flâne donc par les rues écrasées de chaleur, clignant des paupières devant les façades éblouissantes.
9
La Cathédrale luit au zénith, et l'on regrette que le traditionnel badigeon rose que le XIXème siècle affectionnait tant n'en ait pas atténué l'albédo féroce.
10
Nous cherchons un peu de répit rétinien auprès de rutilantes demeures bourgeoises, témoins des fastes d'antan {aujourd'hui moins flamboyants}.
11
D'autres maisons ont écopé d'une restauration moins homogène, chaque boutique en faisant à sa tête. Disons qu'on y gagne en originalité.
12
Architecturalement moins raffinée, mais ayant pignon sur rue, la Casa del Chamamé est le repère incontournable pour les amateurs du folklore du Litoral – et d'autres provinces argentines.
13
Un petit tour au zoo – qui ne saurait de toute façon en autoriser un grand : le nombre de bestioles est limité, et leur épanouissement ne fait pas l'objet d'une grande attention...
14
Il n'y a guère que les tortues qui semblent véritablement se la couler douce, dans un petit bassin d'eau croupie ;
15
encore qu'elles doivent cohabiter avec de plus encombrants voisins – ce caïman-ci, en tout cas, ne rode plus aux abords des plages...
16
Bordant une placette ingrate, un mur abondamment barbouillé attire notre regard – il s'agit vraisemblablement des “fameuses” fresques tant vantées par notre guide...
17
En attendant que de providentiels subsides provinciaux viennent sauver ces panneaux de la ruine qui les guète, on a rafistolé comme on a pu,...
18
...et les conquistadores en sont pour leurs frais. Il faut dire que l'occupant espagnol n'est pas précisément à l'honneur,...
19
...exceptés les Jésuites, qui truffèrent le Litoral de missions, y compris sur l'autre rive du Paraná, et s'évertuèrent à assimiler les Guaraní et à pacifier les rétifs peuples du Chaco.
20
C'est aux indigènes, du reste, que la vaste fresque rend un hommage appuyé ; à ces Guaraníes, dont la langue est aujourd'hui encore parlée par de nombreux Correntinos ;
21
il est loin le temps où, à l'instar d'un conquistador obtus, l'illustre Président Sarmiento écrivait de Corrientes, dans les années 1840 : « ici finit la civilisation et commence la barbarie » ;
22
réponse lapidaire de l'écrivain correntin Martín Alvarenga, au siècle suivant : « l'Amérique Latine commence à Corrientes » : le droit primordial des indiens à cette terre est légitimé.
23
Plus loin, un petit mural sacrifie au sempiternel refrain des Malouines ; Corrientes, qui offrit un lourd tribu à l'hécatombe, n'a toujours pas digéré l'inutile sacrifice de ses enfants.
24
D'ailleurs, Plaza 25 de Mayo, un campement sommaire ratiocine sur l'éternelle rengaine des anciens-combattants : reconnaissance et dédommagement.
25
Mais déjà, le crépuscule amorce sa lente conquête de la cité, et adoucit les tonalités des façades. Jeu d'ombres sur la Mutuelle italienne1.

1 Syndicats, mutuelles, sociétés d’entraide : les organisations italiennes de travailleurs sont légion dans le Litoral et la Pampa, où immigrèrent de très nombreux Frioulans, Piémontais, Napolitains, etc. à la fin du XIXème siècle.

26
Le majestueux Teatro Municipal, non moins italianisant, est baigné d'une luminosité crémeuse qui se marie joliment avec le ciel indigo ;
27
le photographe, envoûté, se laisse absorber la délicate frise d'un auvent. Trêve de poésie baveuse – il est l'heure d'aller faire la bamboche !
28
22h00 – nous prenons place dans les tribunes du Corsodromo, assemblage de poutres métalliques échafaudées chaque année le temps du Carnaval tant attendu.
29
Danseurs et musiciens défilent le long de cette piste rectiligne, avoisinant le kilomètre. Pour l'heure, on ne peut pas dire qu'il y ait foule, et le spectacle manque un peu de consistance ;
30
le sulfureux corps-à-corps d'un Hector et d'une Andromaque un rien pré-historiques laisse indifférent un public bien clairsemé.
31
Mais bientôt, peu après 23h00, les supporters commencent à affluer, les costumes s'étoffent un peu, le spectacle prend corps.
32
Le défilé obéit à un ordonnancement rigoureux : un porte-bannière précède chaque “comparsa1”, dont il présente le nom et la thématique ; ici, “Samba Total” nous plonge dans l'univers du Cirque ;

1 Comparsa = compagnie de danseurs et de musiciens

33
suivent un numéro d'équilibriste, une prouesse de saltimbanque, qui donnent le ton, épatent la galerie, et régalent la presse.
34
Viennent ensuite des groupes de danseurs et danseuses, parfois très jeunes, qui évoluent sur une chorégraphie plus ou moins sophistiquée qui leur laisse les coudées franches,...
35
...ballet que certains maillons n'hésitent pas à interrompre pour prendre avantageusement une pose photogénique.
36
Dans la foulée, quelques solistes se trémoussent, se déhanchent, se démènent sans ménagement dans un froufrou frémissant de fanfreluches,...
37
...jusqu'à sombrer corps et âmes dans une surenchère d'oripeaux flamboyants et de colifichets barbares.
38
Moins exubérant dans ses atours frigorifiques et sa gestuelle mesurée, ce paon effarouché tressaille hébété sous la voracité des flashs.
39
La pièce maîtresse de chaque école de samba est son char, conçu avec un soin jaloux ; ici, cette nef guarani mise sur la couleur locale,...
40
...tandis que cette lointaine cousine de Lohengrin dénote une touche plus exotique, tout en restant dans le registre de la plume.
41
La plupart des chars sont équipés de plusieurs podiums individuels, qui sont autant de vitrines où s'exhibent avec acharnement les plus douées ;
42
ces dance-floors privatifs, sous les feux de la rampe, sont dotés d'une barre métallique, mais ces ballerines de porcelaine n'ont rien de gogo-danseuses :
43
nulles contorsions aguicheuses sur le métal, il s'agit simplement de s'y cramponner pour ne pas tomber de son perchoir, tant ces constructions sont branlantes,...
44
...et le risque est d'autant plus fort lorsque deux pareils volatiles se disputent l'étroite plate-forme en se culbutant l'un l'autre de leur carcan emplumé.
45
En queue de chaque cortège s'avance le pandémonium chamarré des “agrupaciones musicales”, fortes d'une cinquantaine de percussionnistes ;
46
déguisés avec la même exubérance que les danseurs, les musiciens sont dirigés du sifflet par un chef d'orchestre, qui est généralement englouti dans la masse.
47
Juste derrière, juchés sur des voitures-balais tractées par des engins agricoles, un chanteur et sa clique d'instrumentistes s'abritent derrière un rempart périlleux de dizaines d'enceintes ;
48
ils assurent la partie mélodique de ce capharnaüm, reprise en chœur par un public désormais nombreux et survolté !
49
Les thématiques, on l'aura compris, tournent généralement autour de la plume : que ce soit la “Saveur Brésil” exhalée par le groupe “Samba Show”,...
50
...ou “l'Âme Guaranie” extasiée que ressuscite avec une certaine noblesse la comparsa “Ará Berá”,...
51
...ou encore les Sioux exaltés par “l'Imperio Bahiano” – les plumets, panaches, pennages et autres postiches ornithologiques sont de mise !
52
Cependant, les compagnies les plus imaginatives n'arborent plumeaux et plumails que pour mieux dépoussiérer les classiques : ainsi cette danseuse tricolore,...
53
...suivie d'un marquis d'Ancien Régime, donnent-ils le ton d'une féerie french-touch intitulée “Amado Bonpland, un sage au Paradis”, qui retrace la vie d'Aimé Goujaud Bonpland {1773-1858},...
54
...cet herboriste français, compagnon de Humboldt, qui étudia si bien la flore des Misiones qu'il finit par épouser la fille d'un cacique guarani.
55
L'audace de cette reconstitution historico-romanesque hors des sentiers battus a d'ailleurs valu à la comparsa “Sapucay” de remporter le trophée 2008 du Carnaval !
56
Leur plus fervente supportrice ne nous cache pas son contentement, elle qui n'a cessé de gesticuler, brailler et trépigner de tout le défilé. A 4h00 passées, nous prenons congé.
57
Dimanche matin, changement de décor : à une trentaine de kilomètres de Corrientes, voici Paso de la Patria ; c'est la destination obligée après l'asado dominical.
58
La baignade est strictement encadrée, et les garde-côtes patrouillent avec vigilance ; de l'autre côté du Paraná s'étend le Paraguay, la frontière est bichonnée !
59
Quant à nous, faute d'avoir emporté les maillots de bain, nous errons nonchalamment par les allées sablonneuses qui quadrillent un bâti balnéaire de bungalows, villas, et autres cabañas ;
60
l'insignifiance des lieux est à peine troublée par les aboiements de ce chien de garde particulièrement dissuasif.
61
Dans l'après-midi, nous migrons à Resistencia, à l'autre extrémité du Pont Belgrano ; capitale provinciale du Chaco, elle s'enorgueillit de posséder la plus grande place centrale d'Argentine.
62
Si la réputation de Corrientes était sensée tenir à ses peintures murales, ce sont les sculptures qui font celle de Resistencia ; la statue équestre de San Martin,...
63
...ou l'irremplaçable Evita : voilà pour l'iconographie officielle ; mais, en marge de ces parangons de la vertu argentine, la ville a développé un programme culturel original,...
64
...qui investit la rue avec une désinvolture souveraine, sans que personne n'y trouve à redire {pas même les plus chatouilleux}.
65
Rares sont les tronçons de rue du centre-ville qui ne possèdent leur sculpture, dans une diversité de styles qui varie de la madone néo-gothique façon gargouille,...
66
...au menhir lyrico-abstrait, sans que cela ne porte préjudice au cachet des quelques demeures coloniales épargnées par les reconstructions impitoyables.
67
Un mobilier urbain envahissant, au design particulièrement ingrat, transforme souvent la visite de ce musée à ciel ouvert en partie de cache-cache, pour en débusquer les quelques 330 œuvres {consultez-en la liste ici}.
68
Au détour d'une pelouse, ce monument immortalise Fernando, chien errant devenu mascotte de toute une ville grâce à sa peu commune bonhomie1.

1 Au point que le jour de sa mort, le 19 mai 1963, la fanfare municipale exécuta une marche funèbre en son honneur, et ses obsèques eurent lieu en grandes pompes. Il existe une autre statue de Fernando à Resistencia, en bronze celle-ci, œuvre de Marchese.

69
Épicentre de la création artistique, le Fogón de los Arrieros est tout à la fois une galerie d'exposition, un bar et un centre culturel {dont nous n'avons pu visiter que le perron} ;
70
un buste d'Aldo Boglietti trône à l'entrée, tout à la fois fondateur du Fogón {en 1942} et instigateur du projet artistique à l'échelle municipale.
71
En périphérie du centre-ville, un autre foyer artistique décentralise la collection et s'affiche ambitieusement comme le Musée des Sculptures Urbaines du Monde !
72
Un modeste préau de tôle et d'acier tient lieu de hall d'accueil, tandis que les statues sont éparpillées sur une pelouse râpée,...
73
...qui doit son état usagé davantage au soleil implacable du Chaco qu'à l'affluence de visiteurs.
74
Les bassins sont asséchés, et la flore oxydée se tort vers d'improbables nuages, plus ingrate que des paraboles satellites.
75
La disposition résolument bohème de ces compositions audacieuses confine parfois à la décharge municipale,...
76
...et les piédestaux en bidons rouillés ne font rien pour relever l'impression générale de visiter le hangar désaffecté d'un garagiste esthète.
77
Tandis que Nico s'abîme longuement dans la contemplation de ce sympathique bonhomme de neige,...
78
...je m'appesantis sur ce panneau échevelé dont les motifs semblent vouloir se faire la malle. Remarquable pouvoir de suggestion – on en a assez vu, fichons le camp !

Une question ? Une remarque ? Une erreur à signaler ? Écrivez-nous :

Envoyer

Vous pouvez aussi nous retrouver sur les forums et réseaux suivants :

FacebookGoogle+Le RoutardVoyage ForumFrench Planète

Au fait : qui sommes-nous?