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“Les grottes de la squaw”

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Le campo cordobais réserve parfois de vilaines contrariétés... Embourbement général, une heure pour s'en tirer... Ça nous apprendra à nous fier aux chemins de traverse !
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Après un détour de plusieurs kilomètres, nous parvenons finalement sans autre encombre à Villa del Valle de Tulumba – la voiture a dégusté, et nous avons pris un coup de vieux...
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Trêve d'âneries, nous nous concentrons sur notre guide touristique1 : « ...encomienda... bla-bla-bla... premiers colons 1672... patati... villa real en 18032... ».

1 L'excellent Los Caminos – Libro turístico de Córdoba, édité par “Misión Córdoba”, d'après une série de documentaires télévisés. Un guide indispensable si vous restez longtemps dans la belle Province de Córdoba !

2 En somme l’histoire classique d’un bourg du nord-ouest argentin : découverte au milieu du XVIème siècle, la contrée fut érigée en encomienda, c’est-à-dire que l’on plaça les indigènes qui y vivaient, et leurs terres, sous la “protection” d’un hidalgo et de ses successeurs ; ce n'est que tardivement qu'elle fut colonisée, à partir de 1672, par des pionniers d’origine portugaise, et Tulumba n'acquit le statut de “villa”, équivalent à une sorte de “commune”, qu'en 1803, peu de temps avant l’Indépendance.

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Mon auditoire, un papy dûment casquetté et joliment chaussonné, et un jeune m'as-tu-vu avachi, est subjugué – à moins qu'ils ne végètent indolemment dans un opportun carré d'ombre ?
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Pour le reste, les rues alentour sont à peu près désertes, et le Club Social Culturel et Sportif a bonne mine mais ne déborde pas pour autant d'activité.
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Quoi qu'il en soit, le village possède un joli cachet dix-neuvièmiste, encore que fortement mis à mal par le temps {dans les deux sens du terme} ;
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ce qui est d'autant plus regrettable, au vu des tons chamarrés et éclatants qui persistent difficilement parmi les moisissures et les affleurements de l'adobe.
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Voudrait-on restaurer ? Ce petit panonceau de céramique n'incite pas à quelque intervention impie, qui enjoint textuellement de « laisser les choses telles qu'elles sont ».
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Intriguée par nos séances photos, une fillette se prête un temps à l'objectif insatiable de Nico, puis finit par se lasser et bougonne nonchalamment.
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Le soleil de midi nous incite à rechercher la fraîcheur, et Notre-Dame du Rosaire nous semble tout indiquée – construction de 1892 ayant remplacé une trop vétuste chapelle d'adobe.
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Elle abrite l'un des joyaux de l'art religieux argentin {dixit notre guide}, ce tabernacle taillé dans un cèdre des Missions par les indiens des réductions jésuites du Paraguay.
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Autre trésor majeur recelé par la modeste paroisse, ce crucifix en bois aux traits métissés, œuvre de sculpteurs indigènes, possède la particularité d'être articulé ; sa tête peut basculer sur l'épaule, position qu'on lui affectait jadis au soir du Vendredi Saint, pour symboliser la mort du Christ.
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Nous quittons à présent Tulumba, longeant la chétive Sierra de Ambargasta, et mettons le cap sur le Cerro Colorado, dont la silhouette rougeoyante1 surplombe le village du même nom.

1 C'est le sens de “colorado”, qui ne signifie pas “coloré” mais “rouge”.

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Nichée dans une circonvolution de la falaise, voici “Agua Escondida1”, une rustique bicoque bâtie sur un affleurement rocheux qui l'isole du bourg et rend son accès un rien périlleux –

1 Agua escondida = eau cachée

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elle abrite un musée dédié à son défunt propriétaire : l'illustre Don Atahualpa Yupanqui, chantre mondialement connu du folklore argentin – Edith Piaf patronna ses débuts en France1, en 1950.

1 Il est d'ailleurs décédé à Nîmes, en 1992.

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Les alentours du musée sont jalonnés des citations du Maître, qui repose à proximité sous un grand chêne ; la guitare et la voix se sont tues, mais son art demeure bien vivace dans la culture populaire.
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Autre attraction majeure du Cerro Colorado : les pictogrammes précolombiens. Nous nous enrôlons dans une visite guidée – soigneusement canalisée.
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Leçon magistrale, dispensée par un conservateur à l'élocution compliquée – un speech d'un quart d'heure auquel nous ne comprenons pas grand chose...
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Nous nous appliquons docilement à discerner quelques rhinocéros laineux, une locomotive {ou un Diplodocus, a-t-il dit ?}, un traité de signalétique piétonne,...
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...et quelques martiens dodus. Aurions-nous mal compris ? Nous nous promettons d'approfondir la question demain matin, et de percer le mystère de ces anachronismes douteux.
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Le lendemain, donc. « Cette fleur infiniment délicate, c'est la Santa Lucia ; et cette excroissance translucide, là, sous le pétale, sécrète un liquide utilisé pour soigner la cornée – »
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« ah, mesdames, ceci est pour vous : je vous présente la doradilla – elle possède d'infaillibles propriétés abortives – mais un surdosage serait mortel – demandez-moi conseil si besoin ». Vous êtes bien aimable.
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Cette petite séance de botanique appliquée nous est dispensée par Walter, guide autochtone, alors que nous randonnons au pied du Cerro Desmonte, à 7 kilomètres du Cerro Colorado.
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« Ça, c'est un huluba, cactus rampant – ses bouquets d'épines évoluent en un fruit charnu, la tuna, comestible – goûtez-y, c'est rafraîchissant ! ».
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Nous traversons maintenant un bosquet de mato, arbre endémique de cette réserve naturelle ; l'occasion, pour Sophie, de faire une sympathique rencontre –
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l'œil aiguisé et le geste prompt, Walter dégomme l'importun d'un jet de pierre précis, et exhibe fièrement sa proie. Tant bien que mal, nous réanimons Sophie.
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Nous atteignons bientôt la falaise, que nous gravissons sur quelques mètres de haut – nous touchons au but de notre excursion...
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Voici enfin la caverne d'Ali Baba, une excavation creusée par l'érosion marine, il y a plusieurs centaines de milliers d'années. Les parois sont couvertes de pictogrammes !
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Prenant place comme derrière un pupitre, Walter évoque Ayampitines, Sanavirones et Comechingones, peuplades indigènes auteurs de ces fresques, avant de se lancer dans une explication de texte imagée.
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Aux temps les plus reculés {les pictogrammes les plus anciens datent du VIIIème siècle}, les chamanes, reconnaissables à leur sceptre noueux, veillaient sur la tribu ;
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le calendrier lunaire était rythmé par les fêtes rituelles, au cours desquelles les guerriers masqués exécutaient danses sacrales et farandoles de circonstance ;
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les lamas et leur nombreuse progéniture gambadaient gaîment dans la prairie et broutaient tout leur saoul, dans l'ordre et la discipline,...
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...déjouant les attaques mortelles du jaguar. Aujourd'hui, l'une comme l'autre de ces deux espèces ont disparu de la région, exterminées –
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un sort similaire pourrait bien guetter le condor, friand de carcasses de lama – faute de puma, qui donc peut apprêter leurs repas de charognard ?
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Pour l'heure, la vie suit son cours, et la gestation des lamas inspire l'artiste, qui symbolise l'embryon par une petite tâche blanche ;
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le pis exagérément gonflé, cette dame lama paraît quelque peu gênée aux entournures ; à noter : rien n'indique que les indigènes aient consommé le lait de lama.
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Pourtant, l'animal était domestiqué, utilisé comme bête de somme ou pour sa laine ; cette scène d'apprivoisement est éloquente !
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Certains individus retors semblent avoir été rebelles à la domestication, sprintant tête baissée pour échapper à un prototype de tondeuse.
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Et puis, un beau jour, surgissent de monstrueux individus poilus, brandissant des bâtons éblouissants, montés sur des lamas imberbes et escortés de bestioles hurleuses ;
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ce sont les conquistadores qui débarquent avec épées, chevaux et chiens, autant d'armes contre lesquelles l'archer indigène et son carquois, en bas à gauche, ne font pas le poids.
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L'accumulation de figures, et leur superposition, si elles ne furent sans doute pas intentionnelles, n'en traduisent pas moins la confusion générale qui s'en suit ;
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la suprématie de la cavalerie a raison de la piétaille indigène, bien que les guerriers opposent une résistance visiblement soudée.
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Les moins récalcitrants finissent derrière les barreaux, et la chape de plomb de la colonisation européenne s'abat sur les communautés.
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L'immédiateté et l'urgence qui émanent de ces pictogrammes, la conscience d'assister comme en direct au drame d'une civilisation – voilà qui à de quoi laisser pantois.
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Avec eux, les envahisseurs ont amené quelques spécimens d'animaux exotiques : outre le cheval et le porc, l'âne et la chèvre font ici leur apparition,...
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...pour lesquels on construit de ces corrals circulaires en bois ou en pierre, comme on en voit encore tant dans les contrées montagneuses d'Argentine.
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Effarouché par de si brusques changements, le ñandú opte pour la technique d'enfouissement de sa parente l'autruche.
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Le rat, parasite universel, fait bien peu de cas de tout ce ramdam, et les passagers clandestins embarqués sur les caravelles rencontrent leurs cousins d'Amérique.
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Winnie l'Ourson, quant à lui, en a vu d'autres ; il en faudrait davantage pour le perturber dans la dégustation du nectar qui lui dégouline des pattes !
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Et là, admirez un peu la perfection de cette esquisse, le rendu hyper réaliste de ce papillon, n'est-ce pas tout simplement prodigieux ? « Walter – c'est un vrai papillon... ».
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Oui : il ne faudrait pas oublier qu'à côté de leurs homologues bidimensionnels une faune bien vivante habite ces recoins obscures ;
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et toutes ces bestioles, déjà peu ragoutantes, pourraient bien ne pas apprécier que l'on s'incruste ainsi dans leur salon. Je ne quitte pas des yeux ce nid de guêpes monstrueuses.
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Imperturbable, Walter redirige notre attention sur une série de formes géométriques, moins abondantes que les dessins zoomorphes ou androïdes.
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Ces longs serpentins bicolores, zigzaguant de conserve vers un disque rutilant, n'ont rien de reptiles et figurent plutôt une fronde armée d'un projectile.
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La figure centrale de cette composition que l'on jurerait signée Kandinsky n'est pas une corbeille à parapluies mais un carquois rempli de flèches.
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Ce qui ressemble à un hameçon, avec ses extrémités crochues, est en fait un vêtement, une combinaison intégrale avec manches, encolure, jambes et... fermeture éclair ?
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Cet anneau denté ne doit pas être pris pour une roue, invention que l'Amérique ne connaissait pas avant l'arrivée des Espagnols ; il s'agit selon toute vraisemblance d'une parure ou d'un astre.
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Cette série de pictogrammes emploie exclusivement le blanc, dérivé calcaire d'os animaux, et le rouge, oxyde de fer abondant dans les sols du Cerro Colorado ;
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avec le noir, tiré de la pyrolusite1, ce sont les trois seules couleurs utilisées sur l'ensemble du site, malgré la richesse des environs en pigments de tout acabit.

1 La pyrolusite est un oxyde naturel de manganèse.

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Voici un exemple très rare de peinture en négatif, comme appliquée au pochoir : deux silhouettes de ñandúes se découpent sur la pierre mouchetée.
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Et en parlant de mouchetis, le profil en pointillés de cette tête d'aigle monumentale, dont l'œil a été habilement représenté par une anfractuosité, est un procédé stylistique tout aussi inusuel.
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Nous migrons vers un autre des trois cents sites référencés dans la réserve {comptabilisant en tout quelque 40.000 motifs picturaux !} : le Cerro Intihuasi1.

1 Intihuasi = Maison du Soleil, en quechua.

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La référence au Soleil trahit vraisemblablement le caractère sacré de l'endroit, dont l'iconographie est ostensiblement religieuse, telle cette représentation quadrijambiste de l'Astre du Jour.
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Les ailes striées de blanc, éployées sur une large envergure, ce Condor reçoit lui aussi un culte fervent.
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Le graphisme alambiqué d'un labyrinthe, associé à un félin tacheté, s'affilie quant à lui au Culte du Jaguar – une signalétique hermétique,...
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...à moins qu'elle ne représente le plan d'une tombe – la caverne sous-jacente, obstruée, devraient bientôt faire l'objet de fouilles archéologiques ;
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la représentation d'une urne funéraire vient d'ailleurs renforcer la thèse de la présence d'une nécropole à l'ombre de la roche.
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Culte du Soleil, Culte du Jaguar, Culte du Condor : le déambulatoire de roche volcanique que nous foulons est définitivement celui d'un vaste sanctuaire polythéiste –
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il dessert une succession de ce qui serait les chapelles rayonnantes d'une cathédrale, lieux de prière intimes, pour ne pas dire confinés,...
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...exploitant les refuges offerts par la faille, tel cet antre ténébreux que le Soleil irradie invariablement {et exclusivement} aux aurores des solstices et des équinoxes – c'est la fameuse Maison du Soleil qui donne son nom au Cerro.
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A l'intérieur, les parois semblent nues, lessivées par l'humidité – elle n'en révèlent pas moins, sous l'action de rayons infrarouges, des centaines de pictogrammes !
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Rebroussant chemin sur quelques centaines de mètres, nous atteignons une nouvelle encoignure qui abrite un vrai cabinet de curiosités !
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Parmi les pièces de collection qu'il renferme, ces points blancs et rouges encerclés d'un liseré blanc constitueraient un calendrier lunaire ;
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ce trait de khôl purpurin souligne ce qui serait une représentation de l'œil, ce dont il faudrait conclure que les indigènes auraient été de fins oculistes,...
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...voire de téméraires chirurgiens : cette nébuleuse polylobée, qu'une fissure coupe opportunément en deux hémisphères, prouverait qu'ils pratiquaient la trépanation !
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La crédibilité de telles hypothèses, somme toute acceptables1, est entamée par une assertion plus fantaisiste de Walter : « ça, c'est une soucoupe volante ! ».

1 De telles pratiques chirurgicales, qu'elles aient été réussies ou non, étaient pratiquées par d'autres civilisations préhispaniques, voire préhistoriques.

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Mais l'heure tourne, et nous devons bientôt vider les lieux, reportant sine die l'exploration du Cerro Colorado lui-même – nous promettons à Walter de revenir ;
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tel un vieux chamane, Walter immerge alors sa main dans ce mortier rempli d'eau et d'urine animale : ce porte-bonheur a la vertu, jamais mise en défaut, de lui ramener les touristes l'an prochain. On se quitte chaleureusement – en évitant les poignées de main.

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