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“Ce que le vent n'emporte pas”

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Attention : un train ne risque pas d'en cacher un autre. Sur ce tronçon désaffecté du Ferrocarril San Martín qui desservait le nord de San Juan, plus aucun convoi ne s'aventure depuis belle lurette. Le monte a déjà pris possession du ballaste.
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Tel un furtif caméléon, nous nous immisçons dans le paysage avec une épatante discrétion... Notre auto est en panne, et nous avons dû nous contenter de l'inévitable Chevrolet Corsa de location. On n'a pas choisi la couleur.
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Qu'importe. En maraude sur la Ruta 40, nous longeons la Sierra de Talacasto à la recherche d'une passe qui nous permette de nous faufiler au travers de la Précordillère. A hauteur de San José de Jachal, une brèche nous tend les bras.
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Cependant, nous passons outre cette issue triviale, et poussons encore sur une trentaine de kilomètres jusqu'à Huaco, patelin de chaume et d'adobe qui végète sous un soleil de plomb.
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Le Viejo Molino {Vieux Moulin}, jalousement restauré et conservé, en est la principale et haletante attraction. C'est aussi la maison natale d'un éminent défenseur du folklore argentin, Don Buenaventura Luna.
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A l'intérieur, le mécanisme est intact. Construit en 1775, et arrêté depuis 1968, ses poutrelles en algarrobo ont su résister aux sévices du temps – passablement aride dans le secteur, ceci explique cela.
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Bien. Assez atermoyé – on la franchit, cette fichue Précordillère ? La Cuesta de Huaco va nous y aider, qui part du village éponyme et affronte la houle tellurique déchaînée qui vient battre sans relâche le flanc de la Sierra Yanso.
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Seul à la barre, scrutant cet océan de rouleaux rubescents, le buste de notre Buenaventura Luna est abîmé dans une stoïque méditation – sans doute le chantre du Vallecito a-t-il moins la berlue que nous.
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Laissant le poète à ses nostalgiques tonadas1, nous dévalons l'envers de la Sierra Yanso et déboulons à La Ciénaga, paisible vallon où gisent de très encombrantes formations géologiques.

1 Tonada = genre musical folklorique caractéristique de San Juan, qui fait appel à la guitare et à la voix.

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De proportions plus modestes, ce splendide cactacée répondant au sulfureux nom de Opuntia Sulphurea s'épanouit dans l'épineux monte avec un sans-gêne éclatant qui ne pique pas moins la curiosité du photographe.
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Cependant, notre route se faufile derechef au creux d'une ogresque lame de fond qui menace de l'engloutir – dans les millions d'années qui suivent ; pour l'heure, la “Boca de la Quebrada” reste bée et autorise le franchissement de la Sierra de la Batea.
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Et voici les faubourgs de Jáchal, une modeste bourgade dont le nombre d'habitants ne dépasse guère la dizaine de milliers. Et avec ça, c'est tout de même la deuxième agglomération de toute la Province de San Juan, décidément peu urbanisée. Ici, l'adobe acquiert ses lettres de noblesse, tel les élégantes façades de Pampa del Chañar.
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Mais nous ne lézardons pas et remontons déjà le cours du Río Jáchal – ici c'est un affluent que nous enjambons, totalement asséché : le printemps austral tire à sa fin et la Précordillère s'est d'ores-et-déjà débarrassée de son blanc manteau.
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En revanche, le Río Jáchal, lui, n'a pas dit son dernier mot et charrie encore le flot laiteux que le dégel n'a pas fini de soustraire aux pénitents éplorés des Andes – on aura l'occasion d'aller bientôt consoler ces éternels pleurnicheurs...
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Pour le moment, gardons les yeux rivés sur la chaussée, taillée en corniche hors de portée des débordements intempestifs dont le torrent est coutumier. Pour corser l'affaire, un vent furieux s'amuse à nous flanquer de grandes taloches – la Cuesta del Viento ne s'est pas faite souffler son nom.
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Les bourrasques atteignent leur paroxysme au débouché de la gorge. Un vilain morceau de béton armé lui est d'ailleurs resté en travers, et notre río en a visiblement ras la glotte – c'est l'Embalse1 Cuesta del Viento.

1 Embalse= barrage hydroélectrique.

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Nous en avons fini avec la Précordillère {qui s'en trouve toute chiffonnée} ; nous voici au cœur de l'aride Valle de Iglesia, portion des plus australes de la Puna. Le climat y est moins hostile que dans le nord, et le barrage a vocation à assurer le développement économique de la vallée.
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A ce titre, la production d'énergie est essentielle, mais la régulation hydrologique, elle, est carrément vitale : le lac artificiel alimente un vaste programme d'irrigation qui permet à des villages comme Rodeo, ici, de subvenir à leurs drastiques besoins en eau.
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Sans cela, la “campagne” environnante n'a rien des verdoyants pâturages entrevus précédemment... Un réseau de torrents dévastateurs y a creusé de profondes tranchées, qui restent à sec la plupart du temps. Il n'y a rien d'autre à tirer de ces crevasses qu'un maigre attrait touristique.
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Un peu plus au nord, voici Angualasto, dont le parcellaire gagne timidement du terrain sur les sables environnants. Les remparts de peupliers patiemment plantés le long des canaux tentent de museler le vent, qui s'acharne à vouloir balayer l'Homme hors de cette contrée.
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Du reste, qu'on ne s'y trompe pas : ces vaillantes colonies agraires ne justifient pas à elles seules de tels investissements. Les grandes autoroutes poussiéreuses qui balafrent le paysage trahissent la présence de nombreuses mines alentours, autrement plus gourmandes en eau et en gigawatts.
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Avec la flambée des cours mondiaux, la fièvre des métaux s'est emparée des autorités provinciales, qui concèdent de nombreux gisements d'or, d'argent, de cuivre, de molybdène, etc. On se targue de bichonner l'environnement, mais peu sont dupes. La statue du cacique Pismanta n'invite-t-elle pas à la résignation ?
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En voici une, en tout cas, qui crève de soif et implore les voyageurs de bien vouloir l'abreuver. « Je te le rendrai en ombre », jure-t-elle. Sous les dehors de ce buisson moins ardent que roussi se manifeste la divinité tutélaire des déserts argentins, la Difuntita.
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Pour ne pas encourir le risque {ni le châtiment – la déesse est rancunière} d'une panne sèche, nous nous plions au rituel et grimpons jusqu'au rocher qui surplombe ce sanctuaire. A tout le moins, on pourra profiter de la vue panoramique.
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On a pris soin d'emporter sa bouteille d'eau minérale {Villavicencio – on ne se fiche pas d'elle !}, et on arrose les faméliques plates-bandes. Un coup d’œil à la niche adjacente nous confirme que ce squatt est une authentique cour des miracles : diverses Vierges et un San Roque font concurrence à notre Soiffarde.
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A peine avons-nous repris le volant que le Gauchito pique une crise de jalousie et nous crève un pneu. Sans doute pris de remords, il nous dévie vers une gomería1 bel et bien providentielle, alors que nous errons dans Rodeo.

1 Gomería : atelier de réparation de pneus, et de menue mécanique.

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Nous allons d'ailleurs laisser notre auto prendre un peu de repos, et sacrifier au boom des sports nautiques que connaît la vallée {une autre vertu du barrage}. “San Juan Rafting” nous remmène au creux de la Cuesta del Viento, lequel viento ne s'est pas mis en veilleuse.
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Et allez ! Souque ma poule ! Contre vents et marées, nous nous acharnons à esquiver les bancs de graviers qui se jettent malicieusement sous notre pneumatique et à surmonter de terribles clapotis qui auraient tôt fait de nous mouiller les poils des cuisses. Quelle aventure !
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Ah. Finie la rigolade. Au bout d'une petite heure de paisible chauffe {qui ne nous met pas moins les muscles en compote}, les choses se corsent : le Río Jáchal est pris en tenaille par de patibulaires affleurements granitiques, dont les formes rebondies n'en sont pas moins dénuées de tendresse. Le flot s'épaissit et se rebiffe...
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Emportés par le courant davantage que par le rythme de nos pagaies impuissantes, nous n'avons bientôt plus d'autre choix que de nous abandonner à la bonne volonté du torrent déchaîné. Le Cañadón del Río Jáchal nous engloutit aussi sûrement que la bonde d'un évier. Finirons-nous siphonnés ?
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Pendant ce temps, sur les bords de l'Embalse... Dire qu'il y en a qui se la coule douce, alors qu'on a manqué boire la tasse... Bref : nous sommes revenus sains et saufs de notre charmante aventure, et nous savourons le crépuscule qui envahit nonchalamment le Valle de Iglesia.
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J'ai dit : « nous savourons », pas  « nous divaguons » – le rafting ça suffit, hors de question de grimper sur une planche à voile ! C'est ça : on reviendra pour les prochains championnats de windsurf, la dernière coqueluche du Secrétariat au Tourisme... A d'autres !
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De toute façon, le temps vire à l'orage. Le Gauchito et la Difuntita se chamaillent à propos de je ne sais quelle bouteille d'eau peinte en rouge qu'ils ne parviennent pas à départager – va y avoir de la baston dans les cieux. Craignant les dommages collatéraux, nous filons sans demander notre reste.
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Le lendemain nous trouve requinqués pour de nouvelles prouesses sportives. L'Estancia Guañizuil où nous avons dormi met à notre disposition une paire de mesquins canassons qui tantôt traînent la patte, tantôt détallent au galop. C'est en cet équipage lunatique que nous entreprenons de faire le tour du propriétaire...
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Vue d'ensemble. Dans un recoin du Valle de Iglesia, à peine moins râpé qu'une biscotte, une oasis de peupliers indique l'emplacement du casco1. Au loin, la ligne moutonneuse des Andes signale la lisière de l'estancia, dont les immenses domaines courent jusqu'à la frontière chilienne.

1 Casco : le casco est le corps de bâtiment principal d'une estancia {terme désignant quant à lui l'ensemble du domaine} .

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A la périphérie du casco, de malingres parcelles sont dévolues à une ébauche de culture, de la luzerne sans doute – ici comme en Patagonie, qu'est-ce qui pourrait bien pousser d'autre ? Les palissades de peupliers sont encore bien ajourées, et la sécheresse lèche avidement les marges du champ...
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Ailleurs, des canalisations bien chétives n'irriguent plus que des fossiles. Tout laisse supposer une lente déréliction. Ces gigantesques estancias, acquises jadis par de lointains Portègnes, ne sont que des châteaux en Espagne, bâtis de broussailles et hantés par le vent. La découverte de mines n'y change rien, aussitôt expropriées par la Province.
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Pourtant, avec le développement économique et infrastructurel de la vallée, les propriétaires ont leur petite idée derrière la tête... Mieux que le tourisme, la villégiature – ils ont déjà saucissonné l'oasis en une première série de 253 lots, et d'autres viendront. Ce country1 andin fera-t-il long feu ?

1 Country : également {et explicitement} dénommé barrio cerrado, équivalent des suburbs états-uniens ; il s’agit d’un lotissement résidentiel entièrement privatisé, ceinturé d’une enceinte généralement vidéo-surveillée, et doté des services basiques en eau et en électricité comme d’autres services optionnels moins vitaux : piscines, golfs, héliport, etc. Il possède généralement un service de sécurité très tatillon. Alors que Buenos Aires connaît une nette recrudescence de la criminalité depuis la crise de 2001, les countries ont le vent en poupe. Les banlieues de la capitale en sont truffées, mais on en trouve aussi en province, et jusqu’au cœur des Andes.

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Un des arguments {authentique !} des promoteurs est la proximité de... la plage. Oui : la plage, celle de La Serena, au Chili, à peine distante de plus de 300 kilomètres... Une bagatelle, n'étaient les Andes. Pour mieux juger de la supercherie, nous empruntons la “Route Internationale 150” qui longe le noiraud Arroyo del Agua Negra.
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Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on n'est pas gêné par les embouteillages des départs en vacances. La Quebrada del Agua Negra n'est pas très large, et l'on ne se joue qu'avec de larges circonvolutions des moraines qu'un défunt glacier déposa jadis dans sa lente débâcle.
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Ponctuellement, la gorge s'élargit généreusement, et la piste – pardon : le “Corridor Bi-Océanique” – s'autorise une belle ligne droite, où nous pouvons oser un petit 80km/h. Certes, ça n'est pas encore l'autoroute, et l'on attend avec impatience la première station-service...
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Le tronçon que nous empruntons présentement a été baptisé “El Arenal”, autrement dit “Les Sablons” – un piquant avant-goût des plages chiliennes, sans doute. Il est vrai que l'on s'y roulerait, tant ce chaud tapis blond semble moelleux.
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Plus loin, piste et versant déploient un éventail kaléidoscopique de pigments pastels aux subtiles dégradés, dont les lignes de fuites semblent nous aspirer irrésistiblement. On en aurait le vertige.
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A mesure que nous grimpons, assez doucement pour l'instant, les nuances virent sensiblement du jaune au violet, tandis que le blanc se profile à l'horizon des crêtes qui cotent à plus de 5.000 mètres. Notre altimètre vient tout juste de franchir la barre des 4.000 – on a encore du pain sur la planche.
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Parce que oui, il va bien falloir en venir à bout, de cette monstrueuse Cordillère Frontale, si nous voulons passer au Chili ! L'occasion va nous en être rapidement donnée : la Quebrada de Sarmiento se termine en cul de sac, et brusquement notre route se braque pour attaquer résolument l'ascension des dernières centaines de mètres de dénivelé jusqu'au col.
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Taillant une longue encoche dans le versant abrupt, la piste va chercher extrêmement loin un unique virage en épingle {où l'on trouvait jadis un poignant cimentière de dahus}, après quoi elle repart de plus belle en sens inverse, paraphant le massif d'un Z qui veut dire Zut, j'ai oublié les maillots de bain !
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Consternés par cette découverte, nous voyons les plages chiliennes s'évanouir dans le mirage lointain dont elles s'étaient du reste à peine dissociées – faire demi-tour s'annonce aventureux, alors au point où nous en sommes, autant pousser jusqu'au col.
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Les derniers kilomètres sont flanqués d'éblouissants congères, que la Vialidad Nacional a dû attaquer au bulldozer pour déblayer notre Ruta 150, supposée stratégique... Ceux qui n'ont pas oublié leur attirail balnéaire pourront faire provision de glaçons en attendant de siroter une bière à La Serena...
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Certains névés ont perdu de leur superbe, plus exposés aux élucubrations d'un Éole qui affectionne la coupe en brosse. Toutefois, la métaphore généralement retenue est celle d'une armée de pénitents, capuchonnés de blanc, dont les pleurnicheries alimentent le dégel.
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Ah, nous y sommes ! Le Paso del Agua Negra. Un déploiement désordonné de tout un tas de pancartes esquintées, assorti du matraquage patriotique dispensé par une collection de monuments abscons, salope plus qu'il ne signale la frontière internationale.
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La palme du bon goût revient sans conteste aux Joyeuses Pédales de Vicuña, qui se sont fendues d'une aimable composition tubulaire aux couleurs chiliennes – il eût certes été bien téméraire de trimbaler un bronze à dos de cycliste.
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Bref. Nous nous en tiendrons donc là, si tant est que nous ayons jamais véritablement eu le projet de passer au Chili. Nous rétrogradons vers des parages moins éthérés, non sans jeter un dernier regard sur les cimes chenues du Cordón de Olivares, qui toisent à plus de 5.800 mètres.
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Pour sûr, les effluves qui nous accueillent aux thermes de Talacasto sont loin d'être éthérées... Nous pensions faire une petite pause bucolique sur la route du retour à San Juan Capital, après avoir quitté le Valle de Iglesia, mais l'état des lieux nous laisse plutôt mélancoliques – et pourtant, nous en avons vu d'autres !
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Ne parvenant pas à surmonter la répulsion que nous inspirent ces obscures pissotières, où l'eau est décidément plus negra qu'au paso, nous disparaissons comme nous avons débuté ce périple : en coup de vent !

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