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“Smoking, Now snorkeling”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « Un Festival de Palmes ».
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Plus que jamais, un vent formidable nous accompagne dans notre nouvelle étape littorale, au cap effilé de Punta Tombo, et menace d'arracher pêle-mêle les bannières nationale et provinciale.
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Nous déboulons arme au poing dans la Réserve Faunistique : sommes pas là pour plaisanter ! « Alors ? Ils sont où ces idiots de manchots ? Ya rien à voir ici ? Si c'est ça j'me casse ! ».
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La patience même, le Nico... Ils t'ont pas attendu pour te céder la priorité : une bande de brigands se faufile sous la passerelle et cahin-cahanne patibulairement au nez et à la barbe des badauds.
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La démarche roublarde, balançant leurs membres antérieurs avec assurance, ces petits prétentieux accoutrés comme des parvenus en queue de pie se la racontent grave en paradant sur la grève.
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Pourtant, derrière sa particule d'empreint, le Manchot “de” Magellan est communément gratifié du surnom de “pájaro bobo”, ou oiseau idiot, en raison de sa démarche dodelinante et de sa balourdise.
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Et comme si un sobriquet ne suffisait pas, on lui connaît également le plaisant pseudonyme de “pájaro burro”, car son cri s'apparente étrangement au doux braiement1 de l'âne le soir au fond des bois.

1 Le cri du manchot est d'ailleurs officiellement appelé braiement !

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De bois, ceci dit, il n'y a, mais une côte pelée et tondue, transformée en gruyère par le labeur acharné des mâles qui, depuis août, ont creusé pour leur promise des milliers de nids – jusqu'à 40 au mètre-carré !
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Dans cet intérieur douillet, madame est venue emménager chez l'élu de son cœur, en septembre, et le jeune couple, animé par une fidélité à toute épreuve, se relaie pour couver sa progéniture 40 jours durant.
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Bientôt, le nouveau-né affrontera la déception de ses parents, consternés par le dysmorphisme singulier de ce vilain petit canard – au temps pour moi : il s'agit d'un cuis.
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La saison des naissances est prévue pour la mi-novembre, aussi maman ne sort-elle que rarement de son trou, sauf urgence... « Mais qu'est-ce qui fouette comme ça ? C'est pas moi, quand même ?
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Ah, je comprends mieux... Ces voisins... On ne doit pas souvent se laver, chez ces gens-là... » ; la cohabitation avec les guanacos, bon an mal an, conserve des dehors pacifiques ;
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« Hop hop hop ! Quelques bons coups d'ailes pour aérer la carrée, chaud les narines : blizzard rime avec falzar ! ... » ; de ses ailes atrophiées, l'oiseau mouline l'air tout en restant cloué au sol.
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Et voici papa qui rapplique, le pas décidé et la mine marrie, sans doute contrarié par une pêche infructueuse ou indisposé par le fumet des camélidés. « Oh, comme il est mignon, il veut sûrement une caresse ! »
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Un petit panonceau judicieusement fiché à proximité vous rappelle à temps qu'en dépit d'un gabarit plus modeste le manchot peut se révéler plus préjudiciable que la placide baleine.
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Fort de ces recommandations, on s'écarte prudemment pour céder le passage au ronchon, qui se moque bien des cordons de sécurité et fonce droit devant lui en méprisant son fan-club.
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« Quoi !? Qu'est-ce t'as !? Retourne d'où tu viens, vaurien, j'suis pas d'humeur ! » ; m'en fiche, j'ai pris ma photo, moi, je vois pas pourquoi je me gênerais...
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Hou, mais c'est qu'il ferait presque peur, à monter sur ses ergots, ce coq mouillé de même pas un demi-mètre ! Bien – on va le laisser à ses petits soucis personnels...
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Cet autre spécimen, qui profite de l'ombre apportée par un buis épineux, semble moins rétif aux séances photo – c'est que ce flâneur est célibataire, et n'a où crécher !
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« Vous connaissez l'histoire du manchot sans tête ? » ; comme tout célibataire endurci, les plaisanteries fines sont une seconde nature chez notre oisif ami.
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Le boute-en-train se bidonne longuement, à s'en rouler par terre, pleurant presque de rire. L'occasion pour nous d'entrevoir son étonnante dentition. Le jour où les poules auront des dents serait-il arrivé ?
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Puis il poursuit son inlassable toilettage, révélant du coup le trucage du cou tronqué. Ces dandys dandinants passent des heures et des heures à s'abîmer dans de tatillonnes séances de cosmétique ;
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ils brossent méticuleusement leur plumage avec leur pic en guise de peigne, lubrifiant chaque plume grâce au liquide imperméabilisant sécrété par une glande située à la base de leur queue.
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Sitôt lustrés de la tête aux palmes, moulés dans leur combinaison de néoprène, nos champions de plongée sous-marine se ruent vers la plage, jamais distante de plus d'un kilomètre de leur nid.
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En cette saison, le rivage est pour ainsi dire déserté ; rien à voir avec l'affluence estivale, lorsque ce sont un demi-million de manchots qui batifolent à touche-touche sur la grève !!
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Au printemps, tandis que les petits n'ont pas encore éclos, les parents se relaient épisodiquement pour aller s'approvisionner en mer : calamars, anchois, merlus constituent l'ordinaire des repas.
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Plongeurs maladroits, ils attendent anxieusement un moelleux rouleau pour piquer du bec, avant d'être sérieusement ballottés vers le large où enfin pourront s'exprimer leurs talents de crawleurs1.

1 Sautant rythmiquement hors de l'eau pour gagner de la vitesse à la manière des dauphins, ils n'évoluent tout de même pas à plus de 8 km/h. C’est peu, comparé à la vitesse de croisière de son principal prédateur, l’orque : 15 km/h, avec des pointes à… 65 km/h !

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A l'abri d'un parapet de rougeoyants affleurements volcaniques, une escouade de joyeux matelots s'ébroue frileusement dans le courant d'air frisquet qui ne cesse de souffler ; pêcheurs bredouilles ?
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« Tout l'monde s'éclate, à la queue-leu-leu !... » ; visiblement, il s'agirait plutôt d'un club de joyeux plaisanciers, plus préoccupés de chorégraphies has-been que de logistique alimentaire.
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En voici deux qui se prennent le bec... A moins que ces jouvenceaux soient sur le point de conclure : nos manchots sont des bécoteurs assidus avant, pendant et même après la période de reproduction.
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Quand tout le monde est sorti de l'eau, on creuse son trou dans le sable grossier et on s'installe commodément pour sécher au soleil, l'affaire de quelques minutes ; puis l'on songe à rentrer à la maison...
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« C'est toi qu'as les clefs ? – Attends voir, non : pas dans cette poche ; – Ni moi dans mon gousset ; – Moi non plus, j'ai beau chercher... ; – Peut-être dans l'ourlet de mes basques... ».
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Patience, riverains laineux et flegmatiques : d'avril à août, la bruyante volaille aura levé le camp, et s'en sera allée vers les côtes plus clémentes du Brésil. Et les touristes avec !
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Mais l'heure tourne, le ciel se couvre, et il nous reste un petit bout de chemin avant d'atteindre Camarones, notre étape du soir. Nous coupons donc par la RP1, au travers de l'amorphe relief patagon.
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Des dizaines de kilomètres de désert humain : le genre d'endroit où l'on ne souhaiterait pas tomber en panne ! « Dites, les gars : c'est quoi ce voyant rouge sur le tableau de bord ? »
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Lorsqu'après la radio et les compteurs c'est enfin la batterie qui cesse de fonctionner, nous soupirons, soulagés : fini le stress : maintenant au moins on est fixés : nous sommes effectivement dans une belle mouise.
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Abandonnant cette p*** de f*** bagnole de m*** de location en rase campagne, nous décidons de rebrousser chemin, emportant avec nous notre pesant bric-à-brac photographique et informatique.
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De longues heures durant, nous espérons en vain tomber dans quelque embuscade tendue par d'hypothétiques contrebandiers : on se sentirait moins seuls. Et puis revoici enfin la côte, et là-bas : Cabo Raso ! Sauvés ?
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Dans ce village fantôme, ayant jadis prospéré de l'extraction de la lauze, seule subsiste une baraque précaire où, Dieu soit loué, nous trouvons un garde-côte et un groupe d'Allemands pareillement accidentés ;
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la sympathique femme dudit garde-côte, un peu débordée par une telle affluence, s'évertue à entrer en contact avec la police de Camarones, la cibi branchée sur la batterie de son pick-up.
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Pressentant l'inefficacité des secours, nous profitons du passage d'une benne de la DDE locale pour nous éclipser. Décidément, cette route est plus fréquentée que nos trois heures de marche ne nous l'avaient laissé croire...
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En cet équipage festif, spacieux et d'une robustesse à toute épreuve, nous turbinons vers Camarones, concentrés sur les virages que notre conducteur aborde sans sourciller, en dérapage contrôlé.
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Évitant les vaches {et notre propre voiture} in-extremis, klaxonnant les guanacos et écrasant les lièvres {par ordre de priorité économique}, nous emplafonnons à toute vitesse la nuit qui tombe.
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Le lendemain matin. La Fête Nationale du Saumon attend Février pour battre son plein, aussi pour l'heure Camarones sommeille-t-elle paisiblement dans l'attente d'une nouvelle Miss Saumon 2009.
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Tandis que nous goûtons à la spécialité locale, notre loueur débarque enfin de Puerto Madryn, légèrement contrarié, ayant récupéré sa charrue au passage ; verdict : courroie d'alimentation de la batterie sectionnée. C'est l'euphorie.
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Ni car ni taxi pour nous sortir de ce bled perdu, à 250 km de la ville la plus proche ! Ne nous affolons pas. On peut toujours faire du stop. Suffit de chercher âme qui vive. Au moins, on visite un peu Camarones !
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Il m'a tout l'air d'être en hibernation, ce village... Dire qu'il y a peu encore, c'était le principal port du sud de la Province pour l'exportation des laines et peaux de mouton... Un boom qui a fait long feu1.

1 L'activité lainière, bien qu'en déclin, subsiste toujours : elle s'est même recentrée sur du « haut de gamme », avec un label “laine de Camarones” fort réputé ; mais le port de Camarones, lui, a définitivement été supplanté par celui de Comodoro Rivadavia, métropole dynamique que nous aurons l'occasion de traverser plus tard dans la journée...

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Quant à l'extraction d'agar-agar, ce business qui pourrait être lucratif se réduit à de chétives entreprises familiales jalonnant la côte – que nous n'irons pas visiter faute de moyen de locomotion.
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Alors que je commence à être à court de commentaires, voici que surgit un authentique être vivant ! « Sauriez-vous nous indiquer mon brave monsieur le moyen de nous échapper de ce trou ? ».
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Le secourable autochtone nous indique le Musée de la Famille Perón, dont le débrouillard conservateur aura certainement dans ses relations un péon qui connaît peut-être un type qui aura un tuyau pour trouver quelqu'un qui etc.
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Bref. Nous poussons la porte du temple péroniste flambant neuf et nous nous inclinons dûment devant les bustes du couple mythique qui trône dans le hall : un Perón visionnaire et son Evita débonnaire.
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Le conservateur démarre au quart de tour : « Ce musée n'est absolument pas élevé à la gloire du magnifique général que nous vénérons tous : il se veut objectif et se concentre surtout sur l'enfance que notre idole passa à Camarones ».
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L'intention est louable, et nous gobons religieusement les préceptes justicialistes que notre guide “objectif” nous assène à tour de bras. Si les vitrines débordent, c'est davantage de propagande que de souvenirs d'enfance1.

1 Parmi ces pièces de collection, un amusant 33 tours intitulé “Monde péroniste”, et une bouteille de cidre offerte par le gouvernement aux foyers modestes pour le nouvel an 1948, dont l'étiquette indique « Perón & Evita, à leurs chers sans- chemises...».

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Et, bien sûr, la part belle est faite à Evita, qui, bien entendu, n'a jamais de sa vie mis les pieds dans ce hameau reculé. Vous me ferez penser à prendre la carte du parti en ressortant.
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Sur fond de cortèges péronistes1, cette auto enfantine, évoquant l'éphémère Autoar2, nous permet d'interrompre l'endoctrinement : « Ça me fait penser, justement, vous ne connaîtriez pas, parmi vos amis péronistes,... »

1 Pas vraiment autocratique, mais pas tout à fait démocratique non plus, Perón avait le don de soulever l'enthousiasme populaire et de convoquer de monstrueux cortèges de sympathisants exaltés pour soutenir sa politique.

2 Autoar, abréviation de Automotores Argentinos, fut une tentative péroniste de doter l'Argentine de sa propre “voiture du peuple” ; la production s'échelonna de 1950 à 1962, et périclita en beauté.

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Bingo ! Satisfait de ses dociles catéchumènes, notre gourou nous file le contact d'un certain Carlos, qui accepte noblement de nous extraire de notre pétrin pour une somme moins modique que nous l'imaginions.
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En sa compagnie, un rien casse-cou, nous nous éclipsons donc prestement de Camarones, non sans le prier de faire un bref détour par une dernière petite réserve naturelle pour la route.
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Les parages de Camarones sont en effet moins courus des touristes que la Péninsule Valdés ou Punta Tombo, et la faune, loin de s'effaroucher, semble perplexe et attentiste sur notre passage.
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Nous pouvons ainsi photographier tout à loisir ce pseudo-lapin dégingandé qui d'ordinaire décampe au moindre bruissement de sacoche à appareil-photo ;
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le mara, également appelé “lièvre de Patagonie” en raison de son profil vaguement lagomorphe, n'a toutefois rien d'un lapin : il s'agit d'un rongeur, proche parent du cochon d'Inde et du carpincho.
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Renonçant pour cette raison à nous mijoter un petit civet, nous poursuivons notre rodeo jusqu'à la Réserve Naturelle Cabo Dos Bahías, ou “Cap des Deux Baies”.
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En vis-à-vis de l'une des deux baies, le relief gondolé de l'Îlot Moreno hébergeait autrefois une colonie de lions de mer, décimée par des exercices de tir de l'Armée Argentine.
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Heureusement, les manchots n'ont pas subi le même sort {ou du moins n'ont-ils pas été exterminés} et chaque année quelques 30.000 individus viennent truffer la côte de leurs innombrables nids.
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Les militaires partis, le danger perdure toutefois sous de semblables oripeaux kakis : malgré des dehors de grosse poule pantouflarde, le skua antarctique se révèle un prédateur redoutable.
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Avec cet autre pirate des airs, le non moins goulu Goéland Dominicain {que l'Espagnol décrédibilise en “mouette cuisinière”}, les deux caïds épient voracement les allées et venues des manchots....
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D'un coup, le skua s'élance, déployant sa carrure digne d'un faucon, passant en rase-motte au-dessus de la colonie où un début d'hystérie gagne rapidement les parents ;
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tapis sous le couvert de la passerelle, pris en flagrant délit de trouillardise par notre objectif mesquin, les célibataires de service attendent patiemment que l'alerte soit levée ;
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cependant, comme prostrés au beau milieu d'un no-man's land râpé et perforé par d'imaginaires tirs d'obus, ce couple hagard ne perd pas un looping des évolutions acrobatiques du terrible skua...
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Horreur ! Profitant de cette diversion impromptue, le goéland s'est invité dans le nid de la famille De Magellan et a gobé le petit dernier d'un coup de bec assassin – sa nourriture favorite*.
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Triste spectacle d'une famille atterrée par le deuil. Papa console maman comme il peut. Simple supposition, même s'il est avéré que les manchots nourrissent des liens matrimoniaux profonds et durables.
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Nous nous détournons de ce tableau affligeant, et jetons un œil de l'autre côté du cap, devinant à l'horizon la Caleta Hornos où fut fondé le tout premier {et éphémère} établissement espagnol1 de toute l'Argentine.

1 C'est en 1535 en effet, soit un an avant la première {et tout aussi éphémère} fondation de Buenos Aires, que l'explorateur Simón de Alcazába y Sotomayor fraîchement débarqué y fonda la cité de la Nouvelle León {l'actuelle Province du Chubut s'appela d'ailleurs pendant longtemps “Gobernación de la Nueva León”}.

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Pressés par un Carlos qui n'a pas non plus que ça à faire, nous quittons rapidement les lieux et rattrapons bientôt le tronçon austral de la fameuse Panaméricaine qui relie Buenos Aires à la très lointaine Ushuaia.
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200 bornes plus tard, nous nous réveillons aux abords de Comodoro Rivadavia, constellés de réservoirs et de derricks estampillés YPF : la capitale argentine de l'or noir !
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Avant que l'on n'y découvre du pétrole, en 1907, celle qui dispute aujourd'hui à Neuquén le leadership économique en Patagonie, et que l'on surnomme “La Laborieuse”, n'était qu'un malingre terminal lainier, et l'asile d'une poignée de pauvres Boers1.

1 Chaque année, Comodoro Rivadavia commémore la “Grande Traversée” que réalisèrent en 1902 une poignée de Boers fuyant la répression britannique en Afrique du Sud pour venir s'installer dans ce coin perdu et hostile de Patagonie. Cinq ans plus tard surgissait le pétrole...

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Depuis, son importance stratégique a considérablement augmenté, son rayonnement s'étendant jusqu'à la Patagonie chilienne, et des plates-formes commencent à prospecter dans le Golfe San Jorge.
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Mais notre périple ne connaît pas de répit, et, sitôt loué une nouvelle voiture, nous filons vers l'étape suivante. Ce qu'il y a de bien, avec les derricks, c'est qu'ils posent plus docilement que les baleines !
Le périple « Un Festival de Palmes » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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