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“Sauvez-vous, v'là Willy !”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « Un Festival de Palmes ».
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La Péninsule Valdés. Un morceau de Patagonie réchappé de l'érosion gloutonne avec laquelle la Mer Argentine a dévoré la côte atlantique. Et qui dit Patagonie, dit steppes infinies et routes non moins dépourvues d'ennui.
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Heureusement que de temps à autre une bande de joyeux lurons vient tester les réflexes du conducteur assoupi, et traverse la ripante autoroute de graviers sans flatérer gare.
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« ¡Che!, les copains, attendez-moi ! » ; distancié par ses petits camarades, ce guanaco claudiquant l'amble décampe au premier coup de klaxon – un camélidé qui n'a pas peur des bosses !
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C'est un peut tard pour regarder à droite si aucune voiture n'arrive, bonhomme... Tout ça pour une gueulée de quilimbay1, qui n'est pas meilleure de ce côté-ci de la route que de l'autre...

1 La quilimbay {Chuquiraga aurea}, également appelée “griffe de chat”, est un petit arbuste caractéristique de la steppe patagonique, qu'il couvre de boutons dorés durant l'été. Friandise appréciée des herbivores locaux.

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Brouteurs non moins assidus et colons prolifiques de la Patagonie, des moutons digèrent sur fond de salines, dans la cuvette du “Bajo del gualicho1”.

1 Bajo = dépression ; un “gualicho” est un esprit maléfique dans la mythologie tehuelche. Ce terme est aujourd'hui utilisé dans le langage courant par les Argentins pour désigner un personnage malfaisant.

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Ayant traversé sur une soixantaine de kilomètres la monotone péninsule de 3.600 km², nous atteignons enfin Punta Delgada, le plus méridional des caps qui en balisent les 400 km de côtes – voilà pour les chiffres.
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Du haut des 70 à 100 mètres de falaise qui dominent l'Atlantique, nous découvrons, après les loups-lions de mer d'hier, une autre espèce de quasi-sosies amphibies : les éléphants de mer australs, Mirounga Leonina – voilà pour le latin.
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En dépit de l'irrésistible barrissement de cette sirène pachydermique, hélas inaccessible, nous décampons rapidement, balayés vers la sortie par des rafales de vent insoutenables.
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A quelques encâblures plus au nord, voici Punta Cantor {poil aux zozores}. Il y a déjà beaucoup plus de monde aux balcons, et l'on se presse, l'on s'agglutine, l'on se bouscule –
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tout ça pour tenter de distinguer deux pauvres mammouths aquatiques échoués sur la plage de graviers, en contrebas, qui passent leur temps à bailler aux cormorans.
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Ah, tout de même ! Voilà du mieux. Il suffit de remonter un peu sur la droite pour trouver toute une tribu de joyeux mastodontes, tous plus surexcités les uns que les autres, quelle mouche tsétsé les a piqués ?
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Vite vite vite, on se précipite dans les escaliers, des fois que sur un coup de tête toute la clique se jette à l'eau, sait-on jamais ? – Non, décidément, à côté d'eux la Belle au Bois Dormant a le sommeil léger !
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A pas feutrés, on se rapproche, on se tient en embuscade derrière la balustrade, qu'on n'ose enjamber – et s'ils se mettaient à vous charger furibardement ? Après tout ce sont des éléphants, non ?
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Ah ! Là ! Alerte ! Un mouvement ! Une esquisse de ruade ! Un début de bondissement ! Sauve qui peut ! Le monstre se rebiffe, sa gueule bée de voracité, il rugit... « Yeah man, ça plaaaane... ».
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Et, dans un effort visible pour ménager ses articulations engourdies par la sieste, la nageoire sitôt agitée retombe mollement, accompagnée d'un subreptice frémissement de la trompe.
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Cet accès de nervosité a, semble-t-il, chambardé totalement la paisible torpeur qui régnait jusqu'alors, et l'on serait en droit de parler désormais d'insondable léthargie pour définir le remue-ménage subséquent.
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Profitons d'une soudaine accalmie pour admirer la morphologie fascinante de la nageoire caudale ; on distingue très nettement deux “pieds” atrophiés, dont les cinq doigts soutiennent la palmure ;
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ses pales puissantes lui permettent de godiller agilement dans l'eau, mais ne peuvent se replier en guise d'arrière-train sur terre1. « Merci pour votre aide, mon brave, vous pouvez reposer votre appendice ».

1 Particularité qui distingue les phoques, dont l'éléphant de mer est un représentant, des otaries – tel le lion de mer.

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Ils sont donc obligés de mouvoir leurs 500 à 4.000 kg1 par une sorte de reptation maladroite et vaguement grotesque ; en dépit des apparences, les sorties de route sont rares tant cette locomotion est lourdaude2.

1 Les femelles ont un poids moyen de 500 kg, pour 2,7 mètres de long, tandis que les mâles pèsent 4 fois plus, pour 4 mètres de long – certains “pacha” {c'est le terme désignant les mâles dotés des harems les mieux pourvus} peuvent même frôler la bagatelle de 4 tonnes, pour 6 mètres de long !

2 En cas de fuite précipitée, ils peuvent toutefois atteindre une vitesse de 8 km/h !

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La mine maussade, pelotonnés dans le giron d'un ménechme d'Homer Simpson, deux éléphanteaux émergent péniblement de la sieste. D'ici quelques semaines, le congé-maternité sur la côte prendra fin, et eux le large1.

1 Les éléphants de mer ne demeurent à terre que quelques semaines par an {ce qui est déjà beaucoup, comparé aux autres phoques} durant la reproduction et la mue, deux activités qui demandent beaucoup d'énergie et justifient la léthargie subséquente. Le reste du temps, ils évoluent en pleine mer, élément dans lequel ils passent la majeure partie de leur vie.

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Certains jeunes mâles ont déjà effectué leur mue, troquant le douillet “lanugo” noir, thermolactyl indispensable au nourrisson, pour un pelage plus clair et plus court, adapté aux exigences hydrodynamiques.
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Tiré en sursaut d'un assoupissement aussi bref qu'intempestif par le cancanage aigrelet d'un trio de cormorans, notre gracieux rhinocéphale se fend de quelques pompes. Mais où sont passés les deux loupiots ?
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Titillant l'air de ses vibrisses et écarquillant insolemment ses grands yeux noirs1, scrutateurs sophistiqués des abysses, celui-ci s'initie aux techniques de chasse sous-marine, en cale sèche.

1 La forte concentration en pigments de leurs yeux est adaptée à la vision en faible luminosité ; un outil très appréciable dans les profondeurs que fréquentent les éléphants de mer, jusqu'à -1.400 mètres !

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Son copain est allé rouler-bouler un peu plus loin, absorbé par les études ovalistiques préliminaires au brevetage d'un nouveau sport qui devrait faire fureur dans la colonie : le rugbibi-phoque.
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Rassuré de savoir ses protégés sagement occupés à de saines activités, notre nasique amphibie se laisse gagner, une fois n'est pas coutume, par le coup de Babarre de 14h00.
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Bercés par la bise clémente qui caresse délicatement leur trompe, nos amis s'abandonnent à un repos bien mérité. Tout respire le bonheur simple et serein du labeur accompli.
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Sourds aux angoisses existentielles, indifférents aux aléas de la vie, parfois cruelle, comment les bienheureux pourraient-ils pressentir la menace qui sournoisement cabote en rase-flotte ?
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Son massif effilé fendant le flot, c'est bientôt tout le fuselage du sous-marin, lisse et luisant, qui fait surface à quelques brassées des éléphants, malencontreusement privés de défenses côtières.
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Et bientôt trois autres bathyscaphes se joignent à l'éclaireur et se rangent en ordre de bataille, confiants dans la supériorité que leur procurent leurs 8 tonnes et 9 mètres de long.
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Tirée de son incommensurable méditation par l'écho d'un clapotis inaccoutumé, une sentinelle risque un œil réticent hors de son invulnérable sommeil...
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« Sauvez-vous, v'là Willy !! » ; la puissance de son barrissement, décuplée par son appendice nasal qui fait caisse de résonance, trompette le cri d'alarme et communique un vent de panique dans les rangs.
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La réaction est {presque} immédiate. Un peu sonnés par ce réveil brutal, tardant à se défaire d'une flemmarde incrédulité, certains individus gâchent les précieuses secondes qui seules les séparent encore de l'assaillant.
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Ce n'est qu'à la vue du mufle bombé et de l'évent qui turbine à toute vapeur qu'enfin les imbéciles heureux identifient l'orque prédatrice et en déduisent leur potentiel statut de proie.
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« Pôpaaa ! », braille le petit en panique, atterré tant par la monstrueuse prédatrice que par le peu de compassion qui se lit dans l'œil torve de son père – lequel révèle des dons insoupçonnés de break-dancer pour onduler jusqu'en lieu sûr.
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« Vas-y ! Fonce ! Bouffe le petiot ! Mais bouffe-le donc, foutue bonne-à-rien d'orque ! Allez ! Happe-le ! Un petit effort ! Tu peux y arriver ! Fais-en de la charpie ! Je tiens mon scoop ! ».
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Le pauvre bambin dérape et s'enlise dans les graviers, gaspillant son énergie à force de se dévisser le cou pour juger de la progression de ses poursuivantes, qui accourent à la curée...
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L'une d'elles, sans doute trop acharnée, s'est à moitié engravée sur la plage... Bibi, se sentant hors de portée, nargue la sanguinaire carnassière : « Hé, t'as trop regardé Flipper le Dauphin, la chasse c'est pas ton truc ! ».
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Le déferlement d'un rouleau ayant permis aux gigantesques delphinidés de se rapprocher significativement, Bibi se taille en vitesse. La technique de l'échouage simulé1, pourtant rodée, a échoué.

1 Les orques ont en effet coutume de s'échouer volontairement sur les plages, pour attirer les jeunes éléphants et lions de mer non prévenus, et de happer les plus curieux, avant de repartir avec la première vague.

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Dépitées, les orques font machine arrière, non sans difficulté : car à vouloir jouer les filles de l'air, les moins expérimentées {ou les plus affamées} courent le risque de s'enliser.
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Un habile coup de queue, élégamment guêtrée de blanc, et cette nageuse d'une grande souplesse se tire définitivement des hauts-fonds. Bibi, lui, s'en tire avec une grosse frayeur.
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Profitons d'un bref cessez-le-feu pour recauser anatomie, et observons cette tache gris-mauve à la base de la nageoire dorsale : strictement différente d'un animal à l'autre, c'est le moyen infaillible d'identifier chaque individu.
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Après plusieurs tentatives infructueuses, et malgré les sympathiques encouragements des badauds, les orques finissent pas renoncer, et s'éloignent sous les incontrôlables démonstrations d'euphorie des éléphants.
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Mais ça n'est que partie remise... Car, comme chacun sait, dans « la grande chaîne de la vie », il faut bien que chacun ait l'obligeance de nourrir son prochain. Une photo qui clôt à merveille le chapitre Anatomie.
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Et nos orques déboutées filent vers la Caleta Valdés, une crique naturellement protégée par une digue de graviers de 35 km de long, un havre de paix qui accueillait autrefois les bateaux venus charger la laine.
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Aujourd'hui que l'apport constant de graviers1 menace de refermer cette darse providentielle, plus aucune embarcation ne peut s'y risquer. Voilà qui fait le bonheur des riverains. Notre correspondant à Punta Bajos Sur –

1 A raison de 1.400 tonnes par jour !

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« Oui, je suis avec 3M, alias Mireille Manchot de Magellan. Mireille : bonjour – vous me disiez hors antenne que ç'avait été un grand soulagement pour vous que la fin du trafic maritime lainier, n'est-ce pas Mireille ?
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Ah, visiblement Mireille est effarouchée par notre camera, Mireille allons, juste un mot ou deux pour nous raconter votre calvaire, vos séquelles psychologiques... Bien, je laisse Mireille regagner ses appartements. A vous Córdoba. »
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Un peu contrariés dans le bon déroulement de notre reportage, nous migrons jusqu'à l'extrémité nord de la Péninsule : Punta Norte, sans nous départir de notre abord aimable et bienveillant.
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Comme un fait exprès, les éléphants se sont fait la malle. Heureusement, une charmante bestiole vient nous divertir, se faufilant entre nos pieds, tournicotant sous la voiture.
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Comme si de rien n'était, elle fait fi de notre présence, désordonnant nos enjambées, se jouant avec malice de nos manœuvres pour l'amadouer, se laissant à l'occasion caresser – un peu rêche, le bougre !
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« Chaetophractus villosus, que le vulgaire nomme ingénument “peludo”, “poilu”, en raison des soies qui frangent les petites plaques osseuses de sa carapace, appartient à la famille des tatous ; c'est un...
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– Non mais crotte à la fin !! On peut plus déféquer tranquillement ?!? on est plus chez soi ou quoi ? Fichez-moi la paix avec votre appareil-photo ! Allez voir ailleurs si j'essuie !
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– Non mais qu'est-ce que c'est que ce raffut ? Où vous croyez-vous ? C'est une Réserve Naturelle, ici, classée au Patrimoine Naturel de l'Humanité par l'Unesco, messieurs ! Allons : circulez ! Allez faire vos albums ailleurs ! ». Nous obtempérons.
Le périple « Un Festival de Palmes » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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